Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome II, partie 1.pdf/146

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en Amérique, est-il dix fois plus puissant ? l’est-il même autant que si cette fière et grande nation se fût bornée à tirer de son heureuse terre tous les biens qu’elle pouvait lui fournir ? Les Anglais, ce peuple si sensé, si profondément pensant, n’ont-ils pas fait une grande faute en étendant trop loin les limites de leurs colonies ? Les anciens me paraissent avoir eu des idées plus saines de ces établissements ; ils ne projetaient des émigrations que quand leur population les surchargeait, et que leurs terres et leur commerce ne suffisaient plus à leurs besoins. Les invasions des barbares, qu’on regarde avec horreur, n’ont-elles pas eu des causes encore plus pressantes lorsqu’ils se sont trouvés trop serrés dans des terres ingrates, froides et dénuées, et en même temps voisines d’autres terres cultivées, fécondes et couvertes de tous les biens qui leur manquaient ? Mais aussi que de sang ont coûté ces funestes conquêtes, que de malheurs, que de pertes les ont accompagnées et suivies !

Ne nous arrêtons pas plus longtemps sur le triste spectacle de ces révolutions de mort et de dévastation, toutes produites par l’ignorance ; espérons que l’équilibre, quoique imparfait, qui se trouve actuellement entre les puissances des peuples civilisés, se maintiendra et pourra même devenir plus stable à mesure que les hommes sentiront mieux leurs véritables intérêts, qu’ils reconnaîtront le prix de la paix et du bonheur tranquille, qu’ils en feront le seul objet de leur ambition, que les princes dédaigneront la fausse gloire des conquérants et mépriseront la petite vanité de ceux qui, pour jouer un rôle, les excitent à de grands mouvements.

Supposons donc le monde en paix, et voyons de plus près combien la puissance de l’homme pourrait influer sur celle de la nature. Rien ne paraît plus difficile, pour ne pas dire impossible, que de s’opposer au refroidissement successif de la terre et de réchauffer la température d’un climat ; cependant l’homme le peut faire et l’a fait. Paris et Québec sont à peu près sous la même latitude et à la même élévation sur le globe ; Paris serait donc aussi froid que Québec, si la France et toutes les contrées qui l’avoisinent étaient aussi dépourvues d’hommes, aussi couvertes de bois, aussi baignées par les eaux que le sont les terres voisines du Canada. Assainir, défricher et peupler un pays, c’est lui rendre de la chaleur pour plusieurs milliers d’années, et ceci prévient la seule objection raisonnable que l’on puisse faire contre mon opinion ou, pour mieux dire, contre le fait réel du refroidissement de la terre.

Selon votre système, me dira-t-on, toute la terre doit être plus froide aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a deux mille ans : or, la tradition semble nous prouver le contraire. Les Gaules et la Germanie nourrissaient des élans, des loups-cerviers, des ours et d’autres animaux qui se sont retirés depuis dans les pays septentrionaux ; cette progression est bien différente de celle que vous leur supposez du nord au midi. D’ailleurs, l’histoire nous apprend que