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Mais il en sera bientôt de cela comme de toutes les autres monstruosités qui ont subsisté jusqu’aujourd’hui, grâce aux ténèbres épaisses qui nous enveloppent ; on n’osera pas se les rappeler et l’on ne voudra pas en croire ses souvenirs.

Elles paraîtront dans l’imagination confuse comme des monuments fictifs d’un âge qui n’exista jamais, et aucun de ceux qui suivront notre génération ne voudra admettre qu’il y eut une génération comme celle qui nous a précédée.

L’honneur du nom canadien est sauf : « Vivent nos institutions, notre langue et nos lois ! Dion a gagné sa partie de billard contre Foster. Hourrah pour nous autres ! »

Je rétracte tout ce que j’ai dit contre les Canadiens, je les déclare aujourd’hui le plus grand peuple de la terre.

Pouvez-vous me montrer beaucoup de villes où toutes les classes de la population, enthousiastes, exaltées, frénétiques, transportées de bonheur, ivres de jouissance, se précipitent au-devant d’un joueur de billard, et l’acclament, et le portent, et le ravissent, et le montrent à la foule délirante, comme le sauveur de la patrie ?

Non, Corinne électrisant les Romains avec ses brûlantes inspirations, Talma jouant Auguste, Mirabeau culbutant avec la foudre de sa parole mille ans de royauté, O’Connell debout sur le sol d’Irlande, avec le ciel pour dôme et tout un peuple pour auditoire, Cicéron apostrophant Catilina, Marceau s’élançant sur le Rhin au chant de la Marseillaise ailée et volant dans les balles, Victor Hugo jetant au monde tressaillant ses vers qui retentissent comme des chocs d’armées, ne furent jamais aussi grands que Dion tenant à la main sa queue de billard.

Voilà la vraie gloire d’un grand peuple ; une queue, trois billes et des poches !

Nous fûmes grands le jour où Dion eût 87 points de plus que Foster !

Ô muse de Pindare, ô Melpomène antique, prête-moi tes accents. Frémissez sous mes doigts, lyre des bardes errants : venez, Byron, Musset, souffler à mon oreille vos strophes enivrantes, que je chante cette heure immortelle, ce combat homérique de deux héros de la queue.

Achille, Hector, Ajax, où êtes-vous ?