Page:Buies - Lettres sur le Canada, étude sociale, vol 2, 1867.djvu/6

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Ce spectacle ne se voit nulle part. Dans l’impériale Russie, les hommes se baissent sous le knout ; un mot du czar omnipotent peut armer des milliers de bourreaux… Chez les Mogols, le Grand Lama, pontife et souverain, dispose à son gré des âmes et des corps. À Rome et dans l’Espagne, la catholique Espagne, vouloir s’affranchir du clergé, c’est s’insurger contre le gouvernement, ces deux choses étant inséparables, comme elles l’étaient pour toute l’Europe il y a trois cents ans ; et l’on vous jette dans les oubliettes, ou l’on vous fusille, ou l’on vous déporte ; par la crainte de la mort, des supplices, les hommes se soumettent. Mais en Canada, sous un gouvernement libre, dans ce pays où toutes les croyances sont légalement admises, où toutes les opinions ont droit de se produire, où tous les abus civils, politiques, cléricaux, peuvent être signalés et attaqués sans restreinte, rien ne saurait expliquer la couardise et l’arrogante hypocrisie de la presse obscurantiste, si l’on ne savait le charme qu’offre aux natures basses le pouvoir exercé au moyen de l’ignorance et de l’apathie de la masse.

Et cependant on se demande comment il existe une pusillanimité si générale, si profonde, si incurable. Quoi ! les flétrissures des hypocrites et des cagots sont donc maintenant ce qui arrête les esprits libres dans l’accomplissement du devoir ? Quoi ! tout l’objet de la vie doit consister à ne pas se compromettre, à céder à l’envie, à redouter au lieu de combattre les méchants et les lâches ! Vous qui par vos lumières pouvez diriger l’opinion, vous préférez la suivre, quand elle est égarée, inconsciente, obscurcie ! Mais alors quelle est donc votre œuvre et votre but si vous pliez sous les menaces de vos adversaires, si vous évitez la lutte, si vous leur laissez le champ libre pour corrompre à l’envi l’intelligence du peuple ? Ignorez-vous que les concessions et les atermoiements sont autant d’armes contre vous-mêmes, en présence d’ennemis qui ne triomphent que par l’occulte terreur qu’ils répandent dans les âmes ?

Vous le savez. Il n’y a qu’une chose vivante en Canada, c’est le clergé ; il absorbe tout, politique, éducation, presse, gouffre immense et si profond que le désespoir s’empare des penseurs patriotiques. Eh bien ! il faut y descendre, il faut plonger la main dans l’abîme, et non pas s’arrêter sur ses bords. On ne transige pas avec l’absolutisme clérical, avec un ennemi qui ne vous épargne qu’à la condition que vous ne soyez rien devant lui. Mais on l’attaque de front ; il faut savoir mourir quand on ne peut vaincre.

Vous dites « à quoi bon se casser la tête contre un mur ? » À quoi bon ? le voici. À ouvrir la voie à ceux qui, venus après vous,