Page:Buies - Lettres sur le Canada, étude sociale, vol 2, 1867.djvu/5

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où il cherche l’oubli des persécutions, retentit encore du bruit des imprécations qui le suivent partout.

Que de fois, poursuivi par le sombre tableau que m’a fait M. D’Estremont, et cherchant à m’arracher à l’affreuse réalité, je laisse errer mon imagination exaltée d’espoirs insensés, de visions fantastiques. Je jette, en rêvant, mes regards sur cette terre immense où, il y a deux cents ans, on ne sentait partout que le silence farouche des vastes solitudes. Des lacs sauvages, où l’image de l’infini se mêlait aux profondeurs muettes des vagues, gîsaient au milieu des forêts, couchés sur le large flanc des montagnes, berceaux grandioses où passait le souffle de Dieu dans les orages. Une race d’hommes indomptables, au cœur de chêne, mêlés avec la nature et restés sauvages comme elle, marchaient en rois sous les ombrages des forêts séculaires, respirant l’espace, fiers comme la liberté, inflexibles dans la mort.

Ils ne sont plus… Qui donc aujourd’hui les a remplacés ? Cette création gigantesque, suprême effort de la nature, n’est-elle donc plus pour un peuple de Titans ? Regardez au loin ces campagnes immobiles, enfouies dans le repos, où nul souffle n’arrive, d’où aucun souffle ne part. Le bonheur et l’aisance semblent y habiter… mais ce bonheur, cette tranquillité apparente, sait-on bien à quel prix on les achète ? Il y a des pays où l’ordre règne par la tyrannie des bayonnettes ; il y en a d’autres où la paix s’étend comme un vaste linceul sur les intelligences. Ici, point de révolte de la conscience ou de l’esprit brutalement subjugué ; point de tentative d’émancipation, parce qu’il n’y a ni persécution, ni despotisme visible. Les hommes naissent, vivent, meurent, inconsciensinconscients de ce qui les entoure, heureux de leur repos, incrédules ou rebelles à toute idée nouvelle qui vient frapper leur somnolence. Dans ces pays, le bonheur pèse sur les populations comme la lourde atmosphère des jours chauds qui endort toute la nature. Ce calme est plus effrayant que les échafauds où ruisselle le sang des patriotes, car il n’est pas d’état plus affreux que d’ignorer le mal dont on est atteint, et, par suite, de n’en pas chercher le remède.

Oui, depuis vingt-cinq ans, une léthargie écrasante s’est appesantie sur les consciences : tous les fronts se courbent sans murmure sous la terreur cléricale. Pas une classe d’hommes qui ne soit dominée par la crainte ; aucune œuvre intellectuelle ; chaque essai de littérature tournant pitoyablement en flagorneries au clergé ; la presse épeurée, craintive, isolée quand elle veut s’affranchir, rampante et hypocrite quand elle peut conserver l’appui du pouvoir théocratique.