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un voyage

De toutes les œuvres de Wagner, Tristan est celle qui va réveiller au plus profond du cœur le pouvoir de souffrir. Sa déchirante poésie ne s’adresse pas seulement aux amoureux torturés, mais à tous ceux qui ont eu le goût de l’impossible, de l’éternel, de l’absolu, et que le temps a enseignés. Dans cette musique, les âmes excessives que rien ne comble de ce qu’on peut atteindre, suivent pas à pas leurs chemins secrets. Elle leur rappelle ce que sont devenus les vastes rêves et tout l’héroïque où elles s’essayèrent. Son désespoir sans limites affirme l’inutilité de l’effort pour vivre au-dessus de la vie. Ce n’est pas que Tristan et Yseult meurent à la fin, qui est si triste. C’est que le thème de la mort se combine avec leur extase comme une implacable nécessité ; c’est que, on le sent trop, heureux, réalisé, un tel amour cesserait d’être lui-même ; c’est qu’il n’y ait de parfait, d’éternel, que le torturant désir ; c’est qu’il faille que Tristan et Yseult meurent, ou bien leur amour…

Quel magicien, Wagner ! Nous autres, vieilles personnes, nous n’avons plus le temps de lui échapper. Nous n’éliminerons pas le merveilleux poison qu’il nous a versé. En vain les subtiles trouvailles de la musique moderne, son élégance, sa distinction amorphe nous tentent-elles un moment. Nous revenons dans la tour de Klingsor. Mais ceux qui ont quinze ans aujourd’hui, quand ils en auront trente, j’imagine qu’ils ne comprendront pas très bien ce que Wagner a été pour nous, quelle forêt passionnée il a fait surgir pour nos songes, quel