Page:Cahiers de la quinzaine, série 13, cahier 8, 1911.djvu/46

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sentiments, des visions et des pensées créées par l’imagination du héros, et que sa conscience déroule. Ils n’enferment qu’un très petit nombre d’heures ; mais chaque instant de ces heures est totalement épuisé de son essence pensive et de son action, de ses échos et de ses contre-coups. Une telle œuvre, quand on l’a saisie, semble la merveille longtemps souhaitée par l’esprit : l’art est enfin le rêve de la vie, qui elle-même est un rêve.

§

Dostoïevski est riche en mots inoubliables, qui montent des abîmes. Ce sont des paroles sans faste et sans éloquence ; mais comme une crique d’eau profonde, entre deux rochers, elles mirent, dans la profondeur pure de la mer, l’immense ciel du soir, avec ses nuages et les premières étoiles.

À un malheureux, gangrené de phtisie et d’envie, qui va mourir avant d’avoir eu vingt ans, le prince Muichkine, ouvrant la porte, dit : « Passez le premier, et pardonnez-nous notre bonheur[1]. » — « Pourquoi avez-vous tout détruit en vous ? crie la jeune fille passionnée au prince innocent ; pourquoi n’avez-vous pas d’orgueil[2] ? » — Et lui, de dire, insensible à toutes vanités et à sa perte même : « Qu’est-ce que ma peine et mon mal, si je suis en état d’être heureux[3] ? »

Raskolnikov assassin à la sainte prostituée : « Toi aussi, tu t’es mise au-dessus de la règle : tu as détruit une vie, la tienne : cela revient au même[4]. » — Et encore : « J’ai voulu oser : j’ai tué. Et c’est moi que j’ai

  1. L’Idiot, IV, 5.
  2. L’Idiot, III, 2.
  3. L’Idiot, IV, 7.
  4. Crime et Châtiment, IV, 4 ; V, 4.