Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/58

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trine. Point n’est besoin d’en avoir davantage pour être grand poète. Ni Victor Hugo, ni Lamartine n’ont un pareil fond de concept personnel. Le premier se croit mage parce qu’il paraphrase en lieux communs la naïve antithèse du Mazdéisme ; le second, qui par sa fluidité semble toujours voguer dans le plus pur éther, n’est en réalité qu’un édulcoreur des vieilles panacées mystiques. Et cette banalité de leur métaphysique n’a pas empêché l’un et l’autre de planer très haut dans l’envolée de leur génie.

Ainsi muni de son viatique, Leconte de Lisle est prêt à se ceindre les reins pour suivre la route qu’il n’abandonnera plus, les yeux fixés vers le but, la poitrine gonflée pour la clameur qu’il devra pousser : Puisque, selon lui, la douleur universelle existe, puisqu’elle est engendrée par le désir, pourquoi Dieu, prescient de toutes choses, nous a-t-il infligé cette épreuve inéluctable ? Lorsqu’il a voulu placer en nous le principe de notre mal, qu’il pouvait n’y pas placer, il se préparait donc à nous châtier des fautes qu’il nous condamnait à commettre. Et vraiment est-il infiniment juste, ce Père absolu de notre destinée, ce maître souverain à qui nous pouvons dire : « Tu nous punis parce que nous sommes ce que tu nous as faits ? » De même est-il infiniment bon, ayant pu concevoir l’indéfini de la souffrance avec l’éternité des peines ? Et, pour peu qu’une seule de ses qualités infinies lui manque, il n’existe plus, il n’existe pas.

Leconte de Lisle n’hésitait pas à déclarer que toute la casuistique de l’Église se heurte impuissante à ce dilemme, sur lequel s’est fondé victorieusement le doute ; et c’est ce dilemme qu’il a formulé dans le cri de magnifique révolte intitulé Qaïn :


Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais disant que ton œuvre était bon,


À ce Dieu qui disposait de toutes les préexistences et qui nous a créés serfs de la douleur, à ce Dieu que,