Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/63

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Fouriéro-bouddhisme, panthéisme, naturalisme, toutes ces conceptions sont flottantes ; elles errent des Védas aux théories allemandes et participent de la nature incertaine de celui qui les exprime. Il faut constamment, à propos de Leconte de Lisle, dédoubler les deux étoffes dont il est tissu ; le somptueux brocart qui drape le poète a pour envers la trame de laine dont est rhabillé l’homme, et, pour le définir, on a sans cesse besoin d’en revenir à ses deux instincts. Or, tandis que l’instinct primordial du penseur rêve de s’anéantir dans l’impassible Néant, l’instinct secondaire de l’être se révolte à l’idée de rentrer tout entier dans cette Immensité vide. Nous avons surpris Leconte de Lisle invoquant poétiquement la Mort[1] ; à vingt tournants de pages il la brave, et cependant elle lui faisait horreur ; il ne la voyait que dans la hideur des hoquets dégoûtants et, s’il en parlait souvent, c’était par obsession d’esprit, par cette hantise qui, le soir, dans les chemins sombres, pousse les peureux à tendre uniquement leur esprit vers les ressouvenirs de voleurs. Et quelle angoisse il laisse deviner en ces vers, douloureux comme la révolte d’un mourant qui ne veut pas finir :


L’intelligible cesse, et voici l’agonie,
Le mépris de soi-même, et l’ombre et le remord,
Et le renoncement furieux du génie[2].


  1. Le mal est de trop vivre, et la mort est meilleure.
    (Le vœu suprême, Poèmes barbares.)
    Ô lugubre troupeau des morts, je vous envie.
    (Aux morts, Idem.)
    Ô morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides,
    Souvenez-vous plutôt de la vie et dormez !
    Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
    Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
    Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
    Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre !
    (Le vent froid de la nuit, Idem.)
  2. In excelsis (Poèmes barbares).