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de la chair, si cruellement opprimée par l’esprit durant le cours du moyen âge. Les philosophes du dix-huitième siècle ont continué cette rédemption, à laquelle travaillent avec succès la plupart des romanciers de notre temps, apôtres bien moins exigeants que les douze pécheurs de la Judée. Enfin Saint-Simon est venu pour accomplir dans sa plénitude l’œuvre du salut. Désormais l’humanité sera heureuse dans ce bas monde, sans préjudice d’un bonheur plus grand qu’on ne lui interdit point d’espérer dans un autre, sans prendre d’ailleurs avec elle aucun engagement sur ce point-là. Ajoutons que la perspective de la mort projetant une ombre assez sensible sur le tableau de cette félicité générale, on laisse entrevoir que l’esprit de Saint-Simon pourrait bien un jour, en délivrant notre corps de la servitude de l’âme, le délivrer aussi de la mort naturelle, comme le Christ a triomphé de la mort éternelle en se proclamant vainqueur du péché. Alors tout sera consommé, car la mort aura perdu son aiguillon ; il n’y aura plus ni mal physique ni mal moral ; le Christ embrassera Bélial, et nos enfants goûteront des joies ineffables dans le perpétuel accord de l’intelligence avec les sens, qui useront toujours sans abuser jamais.

Un pareil amalgame d’erreurs et de folies ne pouvait constituer une création sérieuse ; mais ce qu’il y avait de remarquable dans le mouvement d’esprit provoqué par Saint-Simon, et continué après 1830 par Fourier, ce fut le dévouement désintéressé de leurs disciples à une doctrine fort impopulaire. À l’époque