Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/173

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Parmi les grands esprits que j’ai vus marcher d’un front toujours serein dans les rudes sentiers de la vie, en se désintéressant de tout excepté de la vérité, le baron d’Eckstein est celui qui a laissé dans mon âme l’impression la plus ineffaçable. Cette noble intelligence se reposa sur les sommets où elle vécut ignorée plutôt que dédaignée de la foule. Né en Danemark de parents Israélites, élevé dans le protestantisme nébuleux des universités allemandes, M. d’Eckstein tout jeune encore reçut à Rome sous la coupole de Saint-Pierre une première illumination religieuse, qui apaisa les troubles de son cœur en éclairant les ténèbres de son intelligence et en fixant celle-ci dans l’orbite de la foi. Mis en rapport à Gand durant les Cent-Jours avec le roi Louis XVIII, le cours des événements le conduisit à s’établir en France en 1815. Il y présenta durant plus de quarante ans, dans sa personne et dans sa vie, l’association la plus originale des aptitudes contraires attribuées par M. Bonstetten à l’homme du Nord et à l’homme du Midi. Au jugement le plus sûr en matière politique, à la sagacité française la plus déliée dans l’appréciation des personnes, le baron d’Eckstein unissait en matière esthétique et littéraire le germanisme le plus passionné.

Il n’avait guère moins d’horreur pour nos classiques que pour nos jacobins, et la règle des trois unités ne lui était pas moins odieuse que le souvenir de la Convention. Je l’ai entendu proposer une rencontre à un galant homme qui s’était permis d’appeler Shakespeare un Apollon coiffé d’oreilles d’âne. « Ne le répétez