Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/27

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appliqué le joli vers d’un autre vieillard dans une adjuration à un jeune pédant :

Prêtez-moi vos vingt ans si vous n’en faites rien.

Je me hâte d’ajouter qu’un tact exquis maintenait mon grand-oncle dans la maxima reverentia due à l’enfance. Il était trop homme d’honneur, comme on disait au dix-huitième siècle, trop honnête homme, comme on disait au dix-septième, trop galant homme, comme on dirait aujourd’hui, pour s’exposer jamais à ébranler dans le cœur d’un fils les enseignements de sa mère.

Eu échange d’un résumé fort indigeste des leçons que j’avais entendues dans la journée, mon oncle entassait chaque soir tout ce que peut comporter d’anecdotes la carrière d’un octogénaire spirituel qui avait surtout observé le côté plaisant des choses humaines. Ferney et Genève étaient les sources principales d’où s’écoulait le flot intarissable de ces récits. Le plus fervent voltairien n’aurait pas résisté à ces douches d’eau glacée. Le grand homme dont je voyais grimacer la figure au milieu de ses plats courtisans, m’inspirait un dégoût dans lequel l’ennui entrait assurément pour quelque chose. Je savais par cœur les détails touchant l’ambassade envoyée par Catherine II au frileux vieillard, afin de lui porter des hommages et des fourrures ; je n’ignorais rien des querelles de M. de Voltaire avec le roi de Prusse, et j’étais au courant de tous les efforts tentés à Ferney pour s’y concilier la bien-