Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/28

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veillance de madame du Barry, aux premiers temps de sa faveur. À la monotone histoire des accès de colère épileptique contre Fréron, Nonnotte ou Pompignan, au long exposé des manœuvres journellement pratiquées par le patriarche pour déshonorer un adversaire ou pour grandir un disciple, je préférais, torture pour torture, les détails cent fois répétés de la vie genevoise et le tableau de cette petite société puritaine qui subissait à cette époque la double influence de Coppet et de Ferney.

Le chevalier de Trézurin avait passé ses meilleurs jours à Genève, où chacun de ses congés de semestre le ramenait, quoiqu’il affectât pour cette ville une sorte de dédain peu sincère. Lié avec les Saussure, les Cramer et les Bonnet, il avait conservé des souvenirs fort vifs de ce monde d’élite, contre lequel il n’avait au fond qu’un grief, les importations anglo-germaniques dont M. Necker et sa fille, qu’il appelait un homme manqué, devinrent bientôt après les agents principaux en France pour la politique et les lettres. Il prétendait que Genève, séjour ravissant pendant le jour, devenait inhabitable aux lumières, parce que les femmes, charmantes de naturel lorsqu’on les rencontrait à la promenade au bord de leur beau lac, s’y croyaient obligées de prendre dans le monde des airs de prudes, et qu’elles se tenaient au bal comme au prêche, sans que, d’ailleurs, le diable y perdît rien. Aussi ne manquait-il jamais de rentrer à Ferney chaque soir, ainsi le voulait madame Denis. Un jour qu’il avait dîné chez madame de Saussure, et qu’il prenait congé à l’heure