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habituelle : « Vraiment, chevalier, lui dit la maîtresse de la maison, je ne sais pourquoi vous fuyez toujours Genève à la nuit ; prendriez-vous notre ville pour une caverne de voleurs ? — Ah ! madame, répondit-il, dites plutôt pour une caverne d’honnêtes gens ! »

Des nombreux souvenirs demeurés dans ma mémoire, je détache une seule anecdote qui me paraît mettre en pleine lumière le contraste de la rude bourgeoisie genevoise et la brillante vivacité de cette bonne compagnie française dont j’avais sous les yeux un type de la plus parfaite conservation.

Le chevalier de Trézurin, souffrant depuis plusieurs jours d’une dent qui le laissait sans repos, vint à Genève pour en faire opérer l’extraction. Le dentiste lui ayant fait savoir qu’il se rendrait à une heure déterminée à l’hôtel où M. de Trézurin était descendu, celui-ci, momentanément soulagé, crut, à l’heure du dîner, devoir prendre place à la table d’hôte. Trois gros citadins de la Suisse allemande y étaient installés en face du jeune officier français, dont la toilette soignée provoqua leur étonnement, qui ne tarda pas à se révéler par quelques sarcasmes d’un goût douteux. Cependant la conversation s’engagea, et mon oncle faisant, pour tromper sa douleur, les plus grands frais d’amabilité, les impressions d’abord peu favorables de ses austères commensaux se modifièrent sensiblement. On causa de la Suisse, dont M. de Trézurin parla avec l’enthousiasme d’un compatriote de Guillaume Tell, et les républicains en vinrent bientôt à pardonner à l’officier français ses ailes de pigeon et les colifichets