Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/67

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rêves auxquels vinrent succéder, sans altérer la sérénité de son âme, les réalités les plus sévères. Une imagination romanesque était tempérée chez cette personne d’élite par une rare élévation d’esprit. Son intelligence, avide de problèmes, allait du premier bond à l’extrémité de toute chose, abordant avec une témérité naïve les plus redoutables mystères. Elle aimait à côtoyer les abîmes, se laissant emporter par tous les courants, comme l’aérostat qui fend les airs sans savoir trop où atterrir. Les fusées de sa conversation allaient, pareilles aux flammes du Bengale, se perdre dans les plus obscures profondeurs. Cette conversation, souvent paradoxale, avait été cependant très-goûtée par madame la duchesse de Duras, à laquelle le sang créole qu’elle avait reçu de sa mère inspirait quelquefois de ces thèses aventureuses développées avec un vif éclat de couleurs devant un auditoire ébloui. Mais l’auteur d’Édouard et d’Ourika se complaisait moins à scruter les mystères de l’intelligence que les abîmes du cœur. Le thème de l’amour, dans ses luttes les plus douloureuses contre la puissance inflexible des convenances sociales, attirait la noble fondatrice du grand salon où la politique trouvait et des inspirations toujours élevées et des directions toujours prudentes. Tenu par une femme de talent, épouse d’un premier gentilhomme de la chambre, ce salon-là n’était possible que sous la Restauration : il constituait un terrain neutre où s’opérait, entre les illustrations d’origine et de nature diverses cet apaisement que provoque toujours le respect mutuel.