Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/68

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L’auteur de l’Âme exilée joignait à des prétentions bien plus modestes des aspirations philosophiques plus hardies. Le joli petit livre que je viens de nommer est, entre les ouvrages de madame d’Hautefeuille, le seul dont la génération actuelle ait gardé le souvenir. La plupart de ses romans manquent de la principale qualité qui fasse vivre cette sorte d’écrits. Le sens de la réalité y fait défaut, et ses héros n’ont pour patrie que l’imagination qui les enfante. Madame d’Hautefeuille n’ignorait pas ce qui lui manquait pour se concilier la faveur du public auquel elle s’adressa plus tard sous le pseudonyme d’Anna-Marie. Si elle écrivit beaucoup, ce fut pour échapper au supplice de se voir enterrée vivante dans la plénitude de sa force. De grands malheurs l’obligèrent à quitter Paris après 1830, pour habiter une austère solitude, assez près pour y entendre tous les échos des bruits du monde, assez loin pour que celui-ci lui fût à peu près fermé. Quelques amis y venaient seuls évoquer de chers souvenirs et surprendre des larmes discrètement répandues.

Je garde, au milieu de l’oubli sous lequel elle ne pouvait manquer de sombrer, le culte de cette mémoire. Chez madame d’Hautefeuille se sont formées mes plus vieilles amitiés ; elle fut l’intermédiaire de mes premiers rapports avec le baron d’Eckstein, qui a été mon vrai maître ; je lui dus un peu plus tard mon admission à l’Abbaye-au-Bois, sorte de cercle royal, où le despotisme morose de la vieillesse et du génie était heureusement tempéré par la plus douce comme la plus irrésistible des influences. Elle voulut bien me