Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/95

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main les rivages de deux mondes ; mais de l’un et de l’autre côté de cette mer, sillonnée par les caïques des pachas et des sultanes, s’étend le même empire, règnent les mêmes croyances et les même mœurs. À Gibraltar, au contraire, l’Europe chrétienne personnifiée dans son peuple le plus religieux regarde face à face la barbarie musulmane, qui se présente à portée de canon dans le plus saisissant contraste avec elle. Aux rivages embaumés qui se prolongent des murs de Cadix à ceux de Valence, la terre d’Afrique oppose, des rochers du Riff au cap Ténez, d’âpres montagnes et des sables enflammés, livre vivant où se détache en relief la longue et sanglante histoire qui s’achève aujourd’hui dans une impuissance commune, comme si tout finissait à la fois dans ce temps de ruines ! Je pris passage sur un beau navire à voiles parfaitement aménagé, comme l’étaient déjà tous les packets anglais, même avant l’application générale de la vapeur à ce service, et un vent favorable nous porta promptement à l’embouchure du Tage. J’entrevis, éclairée par les premières lueurs du matin, la tour massive de Bélem qui semble garder, comme le géant du cap des tempêtes, l’entrée de la patrie de Camoëns. Je contemplai sur les hauteurs qu’il domine l’Ajuda, l’un des palais les plus beaux mais les plus délabrés de l’Europe, et bientôt nous jetâmes l’ancre devant Lisbonne dans les eaux profondes du Tage, rival, à son entrée dans l’Océan, des plus grands fleuves du monde. Lisbonne, c’est Naples en prose : le vaste amphithéâtre sur lequel s’élève cette capitale est entouré d’un