Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/112

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Vous avez égaré mes crédules vaisseaux.
Mais que dis-je ? vos vers sont tout trempés de larmes.

Ce n’est pas vous qui m’avez perdu… Si je vous avais cru… C’est moi-même ; c’est elle et ses yeux… et sa blancheur… et ses artifices et ma…et ma…


XVIII


Tout homme a ses douleurs. Mais aux yeux de ses frères
Chacun d’un front serein déguise ses misères.
Chacun ne plaint que soi. Chacun dans son ennui
Envie un autre humain qui se plaint comme lui,
Nul des autres mortels ne mesure les peines,
Qu’ils savent tous cacher comme il cache les siennes ;
Et chacun, l’œil en pleurs, en son cœur douloureux
Se dit : « Excepté moi, tout le monde est heureux. »
Ils sont tous malheureux. Leur prière importune
Crie et demande au ciel de changer leur fortune.
Ils changent ; et bientôt, versant de nouveaux pleurs.
Ils trouvent qu’ils n’ont fait que changer de malheurs.


XIX


Ainsi, lorsque souvent le gouvernail agile
De Douvre ou de Tanger fend la route mobile,
Au fond du noir vaisseau sur la vague roulant
Le passager languit malade et chancelant.
Son regard obscurci meurt. Sa tête pesante
Tourne comme le vent qui souffle la tourmente,
Et son cœur nage et flotte en son sein agité
Comme de bonds en bonds le navire emporté.
Il croit sentir sous lui fuir la planche légère.
Triste et pâle, il se couche, et la nausée amère
Soulève sa poitrine, et sa bouche à longs flots
Inonde les tapis destinés au repos.
Il verrait sans chagrin la mort et le naufrage :
Stupide, il a perdu sa force et son courage.