Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/58

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Vois la pourpre des fleurs dont le pêcher se pare
Nous annoncer l’éclat des fruits qu’il nous prépare.
Au bord de ces prés verts regarde ces guérets,
De qui les blés touffus, jaunissantes forêts,
Du joyeux moissonneur attendent la faucille.
D’agrestes déités quelle noble famille !
La Récolte et la Paix, aux yeux purs et sereins,
Les épis sur le front, les épis dans les mains,
Qui viennent, sur les pas de la belle Espérance,
Verser la corne d’or où fleurit l’abondance.

le berger

Sans doute qu’à tes yeux elles montrent leurs pas ;
Moi, j’ai des yeux d’esclave et je ne les vois pas.
Je n’y vois qu’un sol dur, laborieux, servile,
Que j’ai, non pas pour moi, contraint d’être fertile ;
Où, sous un ciel brûlant, je moissonne le grain
Qui va nourrir un autre et me laisse ma faim.
Voilà quelle est la terre ; elle n’est point ma mère,
Elle est pour moi marâtre ; et la nature entière
Est plus nue à mes yeux, plus horrible à mon cœur,
Que ce vallon de mort qui te fait tant d’horreur.

le chevrier

Le soin de tes brebis, leur voix douce et paisible,
N’ont-ils donc rien qui plaise à ton âme insensible ?
N’aimes-tu point à voir les jeux de tes agneaux ?
Moi, je me plais auprès de mes jeunes chevreaux ;
Je m’occupe à leurs jeux ; j’aime leur voix bêlante ;
Et quand sur la rosée et sur l’herbe brillante
Vers leur mère en criant je les vois accourir,
Je bondis avec eux de joie et de plaisir.

le berger

Ils sont à toi : mais moi j’eus une autre fortune ;
Ceux-ci de mes tourments sont la cause importune.
Deux fois, avec ennui, promenés chaque jour,
Un maître soupçonneux nous attend au retour