Page:Charles Peguy - Cahiers de la Quinzaine 3e serie vol 1-4 - Jaurès -1901.djvu/249

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n’était lu que par des intellectuels, une inculpation de cléricalisme intentée à une thèse de philosophie, — échafaudée sur ce que le mot Dieu y paraît, ne serait pas dangereuse, parce que le lecteur, avisé, y reconnaîtrait un amusement. Un amusement d’un goût douteux, assez pervers, mais un amusement enfin. Si le journal n’était lu que par des ouvriers manuels, si l’auteur de l’accusation était lui-même un manuel, cette accusation serait dangereuse, mais elle serait sincère. Ce qui fait la duplicité, c’est qu’un auteur intellectuel délibérément jette cette accusation devant un double public. L’auteur, intellectuel, sait ce que c’est que la métaphysique et la théodicée. L’auteur ne peut pas croire que son accusation existe. Et parce qu’il a du talent l’accusation insidieuse est énoncée en termes attentivement violents. Les intellectuels verront bien que c’est une bonne blague et ne mépriseront pas le journaliste comme ignorant. Les ouvriers manuels prendront pour argent comptant. La réputation littéraire sera sauve auprès des premiers, la réputation morale sera sauve auprès des seconds.

Je ne crois pas que rien soit aussi dangereux pour le peuple et pour la raison que ces malentendus à double malentente. M. le marquis de Rochefort y excellait. Il savait admirablement inventer la calomnie qui ferait sourire les gens d’esprit et qui soulèverait l’émotion du peuple. Faire la calomnie assez grosse pour que sa grosseur même avertisse les gens avertis qu’on est averti soi-même ; et utiliser cette même grosseur pour soulever une grosse émotion du peuple : c’est à ce double jeu que M. de Rochefort était un joueur que