Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/349

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montrez-vous charitable pour moi, pauvre chétive. »
1610 « Non certes (dit-il), que le vilain diable m’emporte,
si je t’en tiens quitte, dusses-tu en mourir ! »
« Hélas ! (dit-elle), Dieu sait que je n’ai rien fait. »
« Paie-moi (dit-il), ou, par la douce Sainte Anne,
j’emporterai ta poêle neuve
pour la somme que depuis longtemps tu me dois,
du temps où tu fis ton mari cocu,
et où j’ai payé à mon officialité ton amende. »
« Tu mens (dit-elle), sur mon salut !
Je n’ai jamais été jusqu’aujourd’hui, veuve ou mariée,
1620 citée à votre cour, de toute ma vie ;
je n’ai jamais été qu’honnête de mon corps.
Au vilain diable noir horrible à regarder
je te donne toi et ma poêle avec ! »
Et quand le diable l’entendit faire cette malédiction
à genoux, il parla de cette façon :
« Or ça, Amable, ma très chère mère,
est-ce votre désir pour de bon que vous dites ? »
« Le diable (dit-elle), l’emporte tout vivant,
et poêle et tout, à moins qu’il ne se repente ! »
1630 « Non, vieille jument, ce n’est pas mon dessein,
(dit notre semoneur), de me repentir,
pour tout ce que j’ai jamais eu de toi ;
je prendrais bien ta chemise et toutes tes hardes ! »
« Or çà, frère (dit le diable), ne te courrouce pas ;
ton corps et cette poêle m’appartiennent de droit.
Ce soir même tu viendras avec moi dans l’enfer
où tu connaîtras de nos affaires secrètes
plus que n’en sait un maître en théologie. »
Et sur ce mot ce vilain diable le happe ;
1640 corps et âme avec le diable il alla
au lieu où les semoneurs ont leur patrimoine.
Et Dieu qui a fait à son image les hommes,
nous garde et nous sauve tous tant que nous sommes,
et veuille que ce semoneur ici devienne honnête !
Mes maîtres, j’aurais pu vous dire (continua le frère),
si ce semoneur ici m’en laissait le loisir,
d’après l’autorité du Christ et de Paul et de Jean,
et d’un grand nombre de nos autres docteurs,