Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/416

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Placebo vint, et bientôt aussi ses amis,
et d’abord il leur demanda à tous cette grâce
que nul d’entre eux n’argumentât
1620contre le propos qu’il avait formé.
« Ce propos était agréable à Dieu (dit-il),
et le fondement même de sa prospérité. »
Il dit qu’il y avait dans la ville une jouvencelle
qui de beauté avait grand renom,
encore qu’elle fût de modeste condition ;
pour lui, sa jeunesse et sa beauté suffisaient
Cette jouvencelle, disait-il, il la voulait pour femme,
pour mener dans l’aise et la sainteté sa vie.
Et Dieu soit loué ! il pourra l’avoir toute à lui,
1630et nul homme de son bonheur n’aura part.
Et il les pria de l’aider en cette affaire,
et de faire si bien qu’il ne manquât pas de réussir ;
car alors, (disait-il), son esprit serait à l'aise.
« Alors (dit-il) rien ne pourra me faire déplaisir,
sauf une seule chose qui tourmente ma conscience,
et cette chose je veux l’exposer en voire présente.
J’ai (dit-il) entendu dire, il y a bien longtemps,
que personne ne peut avoir deux bonheurs parfaits,
à savoir, sur terre et aussi dans le ciel.
Car, bien qu’il se garde des sept péchés,
1640et même de toute branche de cet arbre[1],
pourtant il y a si parfaite félicité,
et tant d’aise et plaisir dans le mariage,
que je reste épouvanté, dans le grand âge où je suis,
à l'idée que je vais mener une vie si heureuse,
si délicieuse, sans chagrin ni querelle,
et que je vais avoir mon paradis sur cette terre.
Car puisque le vrai ciel s’achète si cher
par tribulations et grande pénitence,
1650comment donc pourrais-je, moi qui vis en telle félicité,
comme le font tous les maris avec leurs femmes,
parvenir au bonheur là où Christ vit éternellement ?
C’est là ma crainte, et vous, mes deux frères,

  1. Les traités populaires sur le péché figuraient le péché par un arbre. Les péchés véniels étaient représentés par des branches plus petites qui se détachaient des rameaux principaux.