Page:Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 2, 1864.djvu/475

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suprême degré de ces deux afflictions. Que sa pauvreté d’abord ait surpassé toute pauvreté, il le montre en disant qu’il ne pouvait pas même profiter des miettes échappées de la table du riche : que la maladie ait atteint aussi le point extrême au delà duquel rien n’est plus possible, c’est lui encore qui l’indique en disant que les chiens venaient lécher les ulcères de son corps : ses forces étaient tellement abattues qu’il ne pouvait chasser ces chiens ; cadavre vivant, il voyait ces animaux se jeter sur lui et il n’avait plus la force de les repousser, tant ses membres étaient brisés, paralysés, consumés par le mal. Voyez-vous la pauvreté et la maladie, liguées ensemble, assiéger ce pauvre corps avec la dernière violence ? Si chacune de ces afflictions, prise à part, est si affreuse et si intolérable, ne faut-il pas être de bronze pour les supporter toutes deux à la fois ? On voit des hommes travaillés par la maladie, mais qui d’ailleurs ne manquent de rien de ce qui est nécessaire à la vie ; d’autres vivent dans la plus profonde misère, mais ils jouissent d’une santé vigoureuse, et l’une les console de l’autre mais Lazare avait à lutter contre toutes deux en même temps. Pourriez-vous me nommer un seul homme qui ait été tout ensemble victime de l’une et de l’autre ? Vous le pourriez, que je vous dirais encore que cet homme n’a pas été dans un délaissement comparable à celui où resta Lazare ; si cet homme n’a pu adoucir ses maux ni par ses propres soins, ni ceux de ses gens, du moins exposé à la vue du public, il dut être pris en pitié par les passants. Lazare au contraire sentait ses douleurs devenir plus cuisantes par l’abandon où le laissaient tous les témoins de ses maux ; et cet abandon même lui devenait plus dur encore parce qu’il se voyait couché à la porte d’un riche. S’il n’avait eu à souffrir toute cette misère et à supporter cet oubli dédaigneux que sur une terre déserte et inhabitée, il n’aurait pas ressenti une peine si vive. Quand personne n’est auprès de nous pour nous assister, nous prenons courage bon gré mal gré pour endurer ce qui nous arrive. Mais se voir gisant au milieu d’une foule de gens qui passent leurs jours à bien boire et à bien vivre, et n’en pas trouver un seul qui daigne accorder au malheureux l’attention la plus vulgaire, voilà qui rend mille fois plus aigu le sentiment de la douleur et mille fois plus cuisante la tristesse. Dans l’adversité, l’absence de ceux qui pourraient nous secourir ne nous mord pas au cœur comme l’indifférence de ceux qui, étant présents, refusent de nous tendre la main : Lazare eut à souffrir ce nouveau tourment ; personne ne le consola par une bonne parole, personne ne l’encouragea par une bonne action, personne ne vint à lui, ni proche, ni ami, ni parent, ni passant ; la maison du riche était tout entière corrompue.
10. Mais un surcroît de peine s’ajoutait à tout cela : Lazare avait sous les yeux le spectacle d’un homme riche et heureux. Je ne veux pas dire qu’il fût envieux et jaloux ; mais je sais que nous sommes disposés par nature à sentir plus douloureusement nos maux en présence d’une félicité étrangère ; et dans le riche il y avait quelque chose encore qui ne pouvait qu’ulcérer davantage le cœur du pauvre. Ce n’était pas seulement par la comparaison de sa misère avec le bonheur du riche que Lazare devait éprouver un plus amer sentiment de ses maux, mais c’était aussi en examinant la vie de ce riche cruel et inhumain, auquel tout prospérait à souhait, tandis que lui-même avec toute sa vertu et toute sa modération, ne faisait que souffrir les derniers maux : de ce côté encore lui arrivait une cruelle tristesse. Si le riche eût été un homme juste, modéré, digne de respect, orné de toutes les vertus, Lazare n’eût pas eu motif de se plaindre ; mais, au contraire, ce riche qui vivait dans le péché, qui portait le vice jusqu’au comble, qui montrait la plus complète inhumanité, qui se conduisait en ennemi, qui passait à côté du pauvre Lazare comme à côté d’une borne, sans pudeur et sans pitié, ce riche, jouissait d’une opulente prospérité : imaginez par quel flux et reflux de pensées amères l’âme du pauvre Lazare devait, selon toute vraisemblance, être agitée à cette vue : imaginez quels sentiments il devait éprouver, quand il voyait les parasites, les flatteurs, les valets monter et descendre, entrer et sortir, courir çà et là, s’agiter en tumulte, s’enivrer, danser, étaler tous les genres de libertinage. Il était là, comme s’il ne fût venu au monde que pour être témoin du bonheur d’autrui ; il était là, étendu à la porte, ayant juste assez de vie pour sentir ses propres maux, naufragé à l’entrée du port, dévoré par une soif horrible à côté de la source jaillissante.
A ces causes de souffrance j’ajouterai encore celle-ci : il ne pouvait pas jeter les yeux sur un autre Lazare. Nous autres, alors même que