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VIE DE CICÉRON.

suite, qui avaient espéré se partager cette somme considérable.

Appius Ciaudius l’avait précédé dans ce gouvernement, qu’il avait laissé dans un état déplorable : la conduite de Cicéron lui paraissant un blâme formel de la sienne, il lui avait écrit plusieurs lettres pour se plaindre de ce qu’il avait aboli quelques-uns de ses règlements. Cicéron, malgré d’autres torts d’Appius qui le touchaient personnellement, lui répondit toujours avec beaucoup d’affection, ménageant en lui l’allié de Pompée et le beau-père de Brutus. De retour à Rome, Appius se vit accuser, pour les actes mêmes de son consulat, par P. Corn. Dolabella, aussi distingué par son esprit que par sa naissance, mais violent, téméraire, ambitieux, fort attaché à César, et que Tullie, séparée de Crassipès, son second mari, venait d’épouser pendant l’absence de son père ; mariage que Cicéron n’avait pas appris sans quelque chagrin.

Cette accusation jeta Cicéron dans un grand embarras ; il se hâta d’écrire à Appius pour se défendre du soupçon d’en avoir inspiré le dessein à son gendre. De Rome, on ne négligea rien pour obtenir de lui un témoignage favorable à son prédécesseur, et Pompée songea, dans ce but, à envoyer un de ses fils en Cilicie. Mais Cicéron lui épargna ces soins, en se déclarant de lui-même pour Appius. Celui-ci fut acquitté, et, devenu censeur, montra dans l’exercice de ses fonctions autant de sévérité que ses mœurs avaient été déréglées jusque-là. C’est lui qui chassa du sénat l’historien Salluste. « Appius regarde la censure comme une lessive où il espère se nettoyer, » écrivait Célius à Cicéron.

C’était Célius, auquel il reconnaissait une grande prévoyance politique, que Cicéron, en quittant l’Italie, avait chargé de lui mander les nouvelles de Rome, pour satisfaire à l’engagement qu’il en avait pris. Célius, alors accablé d’affaires, s’était d’abord contenté de lui envoyer un énorme paquet des décrets du sénat, des édits des consuls, des pièces de théâtre, tous les contes des nouvellistes de Rome, et, comme il le disait lui-même dans la lettre d’envoi, bien d’autres bagatelles. « Est-ce là, s’il vous plaît, lui répondit Cicéron, ce que je vous ai demandé ? vous m’envoyez des choses dont on n’ose pas parler devant moi quand je suis à Rome. Je ne vous demande point des nouvelles politiques du jour, de quelque importance qu’elles soient ; j’ai d’autres amis qui me mettent au courant. Je n’attends pas de vous la relation du présent, ni celle du passé. Ne vous attachez qu’à l’avenir, comme un homme qui voit fort loin devant soi. »

Lire dans l’avenir était, en effet, le premier besoin de Cicéron dans son éloignement. Quand il avait quitté Rome, la guerre civile était imminente ; elle menaçait d’éclater d’un jour à l’autre. L’argent de César et sa renommée lui donnaient chaque jour de nouveaux partisans. Pompée ne cherchait plus qu’à mettre de son côté la justice : les partis commençaient à se former ouvertement et chacun prenait des engagements suivant ses intérêts ou ses principes.

Cicéron attendait la fin de son année avec une impatience qui augmentait tous les jours. À peine informé de l’élection des nouveaux consuls, il leur avait écrit, les conjurant de ne pas prolonger ses fonctions au delà du terme annuel. Enfin, n’y tenant plus, sans attendre, sans connaître son successeur, dont les troubles de Rome avaient empêché la nomination, il remit toute son autorité à son questeur, et reprit le chemin de l’Italie.

Malgré cette précipitation, il s’était arrangé de manière à recevoir en chemin des lettres de Rome, « afin, disait-il, de méditer sur le parti qu’il lui conviendrait de prendre. » Il n’avait plus dès lors confiance qu’en Pompée, devenu lui-même l’espoir et l’idole de Rome, le maître du sénat, qui, dans ses maladies assez fréquentes, décrétait des prières publiques pour son rétablissement ; honneur qui n’avait encore été accordé qu’à lui.

Cependant Cicéron ne désespérait pas de la paix, et il se nourrissait de la flatteuse idée qu’elle pourrait être son ouvrage ; illusion qui peut s’expliquer, comme on l’a dit, par l’amour de la patrie autant que par la vanité. Personne, au reste, n’était plus propre que lui au rôle de médiateur. Il avait des amis dans les deux partis ; il en était également recherché ; César et Pompée lui écrivaient avec la confiance de l’estime et de l’amitié, et se persuadaient, chacun de son côté, qu’ils se l’étaient attaché.

De Brindes, où il était arrivé le 26 novembre (703) avec ses faisceaux couronnés de laurier, suivant l’usage des proconsuls qui briguaient le triomphe, il prit à petites journées le chemin de Rome, s’arrêtant sur sa route pour conférer avec ses amis, qui venaient de tous côtés à sa rencontre. Il ne se prononça pour aucun parti, non que son choix ne fût déjà fait, car il était décidé à suivre Pompée ; mais il voulait ménager sa conduite : son dessein était de ne prendre aucune part aux décrets que l’on préparait contre César, et de garder quelque temps les apparences de la neutralité, pour faire l’office de médiateur avec plus de convenance et de succès.

Il eut, le 10 décembre, une conférence avec Pompée, qui le loua adroitement sur ses succès militaires, encouragea ses prétentions au triomphe, et lui promit de les appuyer. Pompée voulut encore avoir avec lui une entrevue, avant son retour à Rome ; il le joignit à Lavernium ; et l’ayant accompagné jusqu’à Formies, ils eurent ensemble une conversation qui dura la moitié du jour. Pompée rejetait toute idée de rapprochement ; il se disait prêt pour la guerre, affectait de mépriser les menaces et les troupes de son rival, opposait avec confiance le nom