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VIE DE CICÉRON.

pouvoir, au nombre desquels était Lentulus Spinther, ami intime de Cicéron. Celui-ci se crut obligé d’en remercier le vainqueur. César lui répondit par une lettre pleine d’adresse : il espérait le voir bientôt à Rome, afin d’y prendre ses conseils. De son côté, Pompée n’épargnait rien pour engager Cicéron à le suivre, et lui écrivait lettres sur lettres. Cicéron lui répondit qu’il n’avait pas été libre de le rejoindre, s’étant vu plusieurs fois menacé d’être coupé par César. Mais ce n’étaient là, comme il le confessait à Atticus, que des prétextes pour gagner du temps, afin de délibérer sur une démarche aussi importante. D’ailleurs il regardait encore la paix comme possible, et ne voulait pas que César eût à se plaindre de lui quand il serait réconcilié avec Pompée, ce que César faisait espérer toujours. Les instances recommençaient de part et d’autre, trouvant, laissant Cicéron dans la même incertitude, mais témoignant de la haute estime où il était alors. On voyait, dans une querelle où il était question de l’empire du monde, et que la force devait décider, les chefs de deux partis puissants s’efforcer à l’envi de gagner un homme qui ne pouvait pas les servir dans la guerre, et qui n’avait d’autre force que son talent et l’autorité de son nom, comme s’il eût dû rendre meilleure la cause qu’il aurait embrassée.

N’osant se promettre de le faire entrer ouvertement dans ses intérêts, César fit tous ses efforts pour le tenir dans une espèce de neutralité. Il lui écrivit plusieurs fois lui-même, dans la rapidité de sa marche ; lui fit écrire, dans le même sens, par Balbus et Oppius, ses amis ; lui envoya de ses agents. « On le sollicitait, écrit-il, de retourner à Rome ; César ne devait s’y conduire que d’après ses avis. Il pouvait ne prendre parti pour personne ; César ne lui en demandait pas davantage. » Il lui fit même offrir une garde, comme Pompée lui en avait donné une dans le procès de Milon ; offre qui, sous l’apparence d’une marque d’honneur, cachait le projet de le rendre prisonnier, et de lui ôter la liberté de quitter l’Italie.

Cicéron crut devoir répondre à ces avances par une lettre où, sans rien promettre ni accepter, il reconnaissait qu’on avait fait une injustice à César en voulant lui retirer son commandement, et où il le louait de sa modération. Habile à se prévaloir d’une semblable lettre, César la rendit publique, et Cicéron, un peu embarrassé, prétendit qu’il n’y avait mêlé quelques flatteries que par un motif qui l’excusait, le désir de la paix.

César, en venant de Brindes, devait passer par Formies. Cicéron attendait sa visite avec inquiétude. Il aurait voulu l’éviter. Il ne l’osait pas ; il résolut du moins de le recevoir avec toute la fermeté possible. En effet, il lui refusa formellement, dans cette entrevue, de se rendre à Rome. César reçut mal ses raisons, le quitta même avec une menace, et partit mécontent. « Mais en récompense, dit Cicéron, je suis fort satisfait de moi, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. »

Entraîné par ce premier mouvement de fermeté, il ne songea plus qu’à rejoindre Pompée. Ce n’est pas qu’il se fît illusion sur l’issue de la guerre. Il reconnaissait la supériorité de César ; mais il ne pouvait supporter l’idée d’abandonner Pompée, ni se pardonner même d’avoir tant tardé à le suivre. « Je l’aime, écrivait-il, et sa cause est la meilleure, et je préfère être vaincu avec lui que de vaincre avec César. »

Sa conduite, et le soin qu’il prenait de ne pas s’éloigner de ses campagnes, qui étaient proches de la mer, persuadèrent à tout le monde qu’il n’attendait plus qu’un vent favorable pour s’embarquer. César lui écrivit encore, dans l’espoir de l’arrêter. Rien de plus pressant que ses instances, de plus rassurant que ses protestations. « Il n’avait aucun ressentiment de son refus de se rendre à Rome. Il lui connaissait trop de prudence pour prendre un mauvais parti, pour suivre Pompée, maintenant que ses affaires étaient en si mauvais état, lui qui n’avait pu s’y résoudre quand elles pouvaient inspirer quelque confiance. Il devait céder à la fortune ; il y allait de son intérêt. Après tout, quel meilleur parti pour un bon citoyen que de garder une exacte neutralité. Beaucoup l’auraient voulu prendre. Cicéron pouvait s’y tenir avec aussi peu de danger pour sa sûreté que pour son honneur. »

Marc Antoine, à qui César avait confié la garde de l’Italie, lui écrivit aussi le même jour et dans le même but. « Cicéron ne voudrait pas se déclarer contre le parti de César, où il n’avait que des amis, où était son gendre Dolabella, pour celui d’un homme qui lui avait été hostile. » Avec sa lettre, Antoine lui envoya un de ses amis pour en confirmer le contenu, et il l’alla plusieurs fois visiter lui-même. Célius, lieutenant de César, lui en écrivit une où il essaya de faire céder sa résolution à la peur. « Prenez garde, lui disait-il, de faire un choix contraire à votre sûreté. Si vous vous figurez que César aura toujours la même indulgence pour ses ennemis, vous vous trompez. Il se lassera de faire des offres inutiles, et je vous avertis que son humeur est déjà changée ; il prend un ton sévère, et ne paraît pas disposé à pardonner toujours. Pourquoi suivre un fugitif, et embrasser une cause désespérée. Attendez du moins l’issue de la guerre d’Espagne, qui ne saurait être ni douteuse ni longue : ne vous perdez pas volontairement avec tout ce qui vous appartient. »

Curion alla passer deux jours avec lui, en se rendant pour César en Sicile, et s’efforça de l’ébranler par les mêmes raisons. « César n’avait pas pris le parti de la douceur par inclination, mais par politique ; et ce parti ne lui ayant pas réussi, il ne garde-