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VIE DE CICÉRON.

rait plus de ménagements. » Il venait d’en donner une preuve à son entrée à Rome, en brisant les portes du temple de Saturne, où les consuls avaient laissé le trésor sacré, dont ils avaient emporté la clef, dans la persuasion qu’il était assez défendu par la sainteté du lieu. Il s’empara de force de toutes les richesses que les siècles y avaient accumulées, et voulut tuer le tribun Métellus, qui s’était opposé à cette violence.

Cicéron était toujours décidé à partir, et en avait d’autant plus de hâte, comme il le dit lui-même, que « ses lauriers, ses licteurs, ses faisceaux, tout cet appareil d'un futur triomphateur, l’exposait à de continuelles railleries. » En effet, dès son retour de Cilicie, il avait sollicité le décret de son triomphe. Le sénat l’avait rendu : mais le consul Lentulus avait demandé que cette cérémonie fût différée de quelques jours, pour laisser aux affaires, qui ne firent qu’empirer, le temps de s’améliorer ; et Cicéron n’avait pas triomphé. Il n’attendait donc que le moment de passer la mer avec Pompée. Les menaces, les violences de César, la conduite déjà infâme de cet Antoine qui lui demandait une bassesse, l’insolence de ces factieux avant la victoire, leurs plans, leurs desseins, lui faisaient horreur. « Voilà donc, s’écrie-t-il, par quelles indignes mains il nous faut périr. Pour moi, si j’avais le malheur de ne pas trouver un vaisseau, je prendrais plutôt une barque, pour échapper à leurs mains parricides. » Toutefois n’ignorant pas que ses démarches étaient surveillées, surtout par Antoine, alors dans le voisinage, et qui avait ordre de César de ne pas le laisser partir, il s’efforçait encore de dissimuler, et il écrivit à ce surveillant qu’il n’avait aucun dessein qui pût blesser César ; qu’il ne pouvait oublier leur amitié, ni ce qu’il devait à Dolabella son gendre ; et que sa principale raison pour vivre dans la retraite était l’embarras de ses licteurs, avec lesquels il n’aimait plus à paraître en public. Marc Antoine lui fit une réponse froide, sèche, impérieuse, dont Cicéron envoya une copie à Atticus, pour lui « montrer, disait-il, quel air de tyrannie on prenait déjà. »

Il fallait partir. Sa fille Tullie se jeta éplorée à ses genoux, le supplia d’attendre du moins l’issue de la guerre d’Espagne : sans y consentir, il différa son départ.

Ses préparatifs terminés, et quand il n’attendait plus qu’un vent favorable, il se retira dans sa maison de Pompée, qui étant moins commode pour un embarquement, servait à en écarter le soupçon. Là, on vint lui dire que les chefs de trois cohortes, en garnison à Pompéi, demandaient à le voir le lendemain, pour lui livrer la place et les troupes. Le lendemain, Cicéron s’esquiva avant le jour, pour ne pas les recevoir, croyant un si petit corps insuffisant pour la défense du pays, et surtout se défiant de quelque piége.

Enfin, après cinq mois d'hésitations, il mit à la voile le 11 juin 704, « se précipitant, dit-il, les yeux ouverts et volontairement, dans sa ruine. » Loin de gêner Quintus dans ses inclinations, il lui représenta que les obligations qu’il avait envers César lui faisaient peut-être un devoir de ne pas quitter l’Italie. Quintus lui déclara qu’il ne reconnaissait d’autre parti que celui auquel s’attachait son frère.

Il arriva heureusement au camp de Pompée, à Dyrrachium, en Épire, avec son fils, âgé de seize ans, son frère et son neveu ; et, pour réparer un peu le tort de sa lenteur, et s’attirer plus de considération dans son parti, il commença par remettre à Pompée une somme considérable de ses propres revenus.

« Il fut reçu avec joie par tout le monde, dit Plutarque, excepté par Caton, qui, en le voyant, le prit à part, pour lui reprocher d’être venu. Il eût été plus utile à ses amis, lui dit Caton, à ses concitoyens, si, gardant la neutralité dans Rome, il eût attendu l’occasion de les servir, au lieu de se déclarer sans motif, sans nécessité contre César, et de venir partager avec eux de si grands dangers. »

Ces paroles le bouleversèrent, et il acheva de se refroidir en voyant que Pompée ne le chargeait d’aucune affaire importante, ne lui demandait aucun conseil. S’il avait embrassé le parti de la guerre avec répugnance, il n’y trouva rien qui ne fût propre à augmenter son dégoût. « Ce qu’on avait conçu, ce qu’on avait exécuté, lui déplut également ; il n’était satisfait que de la cause. » Les plus fidèles amis de Pompée se perdaient eux et lui par leurs conseils. Ils étaient pleins d’une confiance insensée. Pompée affectait une supériorité insupportable ; il se proposait en tout Sylla pour modèle ; il méditait les mêmes vengeances.

Cicéron entreprit de modérer cette présomption, en représentant les hasards de la guerre, les forces et, l’habileté de l’ennemi, et la vraisemblance même d'une défaite, si l’on prenait légèrement le parti d’en venir aux mains. Ses remontrances, méprisées, ne servirent qu’à le faire accuser de faiblesse et de lâcheté. Il prit alors le parti de faire sentir par des railleries les fautes qu’il ne pouvait empêcher par son autorité. Il laissa voir son repentir d’être venu. Il ne cessa de rabaisser les préparatifs de Pompée, de blâmer ses plans, de lancer en toute occasion des sarcasmes. Il n’était pas gai cependant ; et on le voyait se promener tout le jour dans le camp, d’un air morne et soucieux ; mais il faisait rire par ses reparties ceux même qui songeaient le moins à rire. « Vous êtes venu bien tard, lui dit un jour Pompée. — Je suis venu encore trop tôt, répondit Cicéron ; car je ne vois rien de prêt. — Où est votre gendre ? lui demanda une autre fois Pompée d’un air d’ironie. — Avec votre beau-père. » dit-il aussitôt. Un Romain qui arrivait du camp de César dans celui des Pompéiens, racontait que, dans la précipitation de son