Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/517

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aussi bien que l’oreille des Romains. Pour moi, j’ai le cœur déchiré quand je pense que la république n’attend plus rien des armes que fournissent la raison, le talent, la considération personnelle, ces armes que j’avais appris à manier ; auxquelles je m’étais accoutumé, et qui conviennent seules à un homme distingué dans l’État, à un État gouverné par la justice et les lois. Eh ! s’il fut un temps où l’influence et les discours d’un bon citoyen auraient pu désarmer le bras de citoyens divisés par la colère, ce fut sans doute lorsque, soit erreur, soit crainte, on refusa d’entendre les défenseurs de la paix. Ainsi moi-même, parmi tant d’autres maux bien plus dignes de larmes, il m’est arrivé de gémir encore de ce qu’à un âge où, après l’exercice des plus grandes charges, je croyais toucher au port, non pour y trouver l’oisiveté et l’inaction, mais pour y goûter avec sobriété les douceurs d’un noble repos ; à un âge où mon éloquence, pour ainsi dire blanchissante, était elle-même parvenue au temps de sa maturité et de sa vieillesse, j’ai vu tirer de leur fourreau des épées, dont ceux même qui avaient appris à en faire un usage glorieux ne pouvaient, hélas ! faire un usage salutaire. Aussi je regarde comme souverainement heureux les citoyens qui, dans les autres républiques, et surtout dans la nôtre, ont pu, jusqu’à la fin, jouir de la considération attachée à leur nom, de la gloire acquise par leurs services, et de l’estime que procure la sagesse. Le souvenir de ces grands hommes, rappelé à mon esprit par un entretien que j’eus dernièrement, est venu apporter une bien douce consolation à l’amertume des chagrins que je ressens.

III. Un jour que, libre de toute affaire, je me promenais dans mon jardin, M. Brutus vint me voir, suivant sa coutume, avec Pomponius Atticus. Une étroite amitié les unit ensemble, et ils me sont si chers, leur société m’est si agréable, qu’à leur vue toutes mes tristes réflexions sur les affaires publiques s’évanouirent aussitôt. Après les avoir salués : Quoi ! vous maintenant, leur dis-je, Brutus et Atticus ? Qu’y a-t-il donc de nouveau ? — Rien, dit Brutus, que vous soyez curieux d’entendre, ou dont je puisse vous garantir la vérité. — Alors Atticus : En venant auprès de vous, dit-il, nous nous sommes promis un silence absolu sur la politique ; nous voulons jouir de votre entretien, et non renouveler vos chagrins. — Eh ! mon cher Atticus, leur dis-je, votre présence à tous deux soulage mes ennuis ; et, même absents, vous m’avez donné de grandes consolations. Ce sont vos lettres qui ont commencé à me ranimer, et m’ont rendu à mes anciennes études. — J’ai lu avec beaucoup de plaisir, repartit Atticus, la lettre que Brutus vous a envoyée d’Asie. Il m’a paru vous y donner de sages avis, et des consolations pleines d’amitié. — Vous en avez bien jugé, répondis-je. Vous saurez, en effet, que cette lettre a calmé toutes mes douleurs, et m’a fait, comme après une longue maladie, rouvrir les yeux à la lumière. Après la désastreuse journée de Cannes, ce fut Marcellus qui releva, pour la première fois, le courage du peuple romain, par la bataille de Nola ; et cette victoire fut suivie d’un enchaînement d’heureux succès. De même depuis la fatale époque de mes infortunes particulières et des malheurs publics, la lettre de Bru-