Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/524

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avant qu’Athènes fît ses délices de ce bel art de la parole, elle s’était déjà illustrée mille fois par ses vertus guerrières et civiles. Or, le goût de l’éloquence n’était point commun à la Grèce entière ; c’était un heureux attribut du peuple athénien. Qui peut dire, en effet, qu’il ait existé dans ce temps-là un orateur d’Argus, de Corinthe ou de Thèbes ? si ce n’est peut-être Épaminondas, homme assez éclairé pour qu’on lui suppose quelque talent en ce genre. Quant à Lacédémone, je n’ai pas entendu dire que jusqu’à nos jours elle en ait produit un seul. Ménélas, au rapport d’Homère, s’exprimait agréablement, mais en peu de mots. Or, la brièveté dans un discours est un mérite de détail : appliqué à l’éloquence en général, ce n’est point un mérite.

Mais hors de la Grèce l’éloquence a eu de zélés partisans, et les honneurs prodigués à cet art ont répandu sur le nom des orateurs le plus brillant éclat. Car aussitôt que, sortie du Pirée, l’éloquence eut vogué vers d’autres pays, elle parcourut toutes les îles, et voyagea dans l’Asie entière. Mais le poison des mœurs étrangères altéra bientôt cette diction pure et saine qu’elle avait apportée de l’Attique, et elle oublia presque la langue maternelle. De là naquirent les orateurs asiatiques, dont l’imagination et l’abondance ne sont point à mépriser, mais dont le style est un peu lâche et un peu redondant. Les Rhodiens sont plus purs, et ressemblent davantage aux Attiques. Mais en voilà assez sur les orateurs grecs ; peut-être même ces détails n’étaient-ils pas nécessaires. — Je ne puis dire, répliqua Brutus, jusqu’à quel point ils étaient nécessaires ; ce que je sais bien, c’est qu’ils m’ont été agréables ; et loin de les avoir trouvés longs, je regrette qu’ils soient déjà finis. — Fort bien, repris-je ; mais revenons à nos premiers orateurs, sur lesquels nous sommes réduits aux conjectures qu’on peut tirer des monuments historiques.

XIV. Peut-on croire que l’imagination manquât à ce L. Brutus, le premier héros de votre race, lui qui pénétra si finement le sens de l’oracle, sur le baiser à donner à sa mère, et qui, sous le masque de la stupidité, cacha la plus profonde sagesse ? ou qu’il n’eût pas d’éloquence, lui qui sut détrôner un prince, roi puissant, et fils d’un grand roi, affranchir la ville de la domination perpétuelle d’un maître, lui donner des magistrats annuels, des lois, des tribunaux, ôter enfin le pouvoir à son collègue, pour ne rien laisser dans la république qui rappelât même le nom des rois, révolution qu’il n’eût point opérée, s’il n’y eût entraîné les Romains par la force de la persuasion ? Peu d’années après l’expulsion des Tarquins, lorsque le peuple se retira sur l’Anio à trois milles de Rome, et s’empara de la hauteur qui a reçu le nom de Mont-Sacré, nous voyons le dictateur M. Valérius ramener la concorde par ses discours, et mériter ainsi les honneurs les plus éclatants. Le surnom de Très-Grand qu’il porta le premier fut un témoignage de la reconnaissance publique. Je pense qu’on ne peut pas non plus refuser quelque talent oratoire à L. Valérius Potitus qui, après l’odieuse tyrannie des décemvirs, calma, par ses lois et ses harangues, la multitude soulevée contre le sénat.

Nous pouvons croire qu’Appius Claudius savait manier la parole, lui qui raffermit le sénat chancelant, et l’empêcha de faire la paix avec Pyrrhus. J’en dirai autant de C. Fabricius, qui fut envoyé vers ce prince pour négocier le retour des prisonniers ; de Tib. Coruncanius, dont les livres des pontifes attestent le génie ; de M’. Cu-