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VIE DE CICÉRON.

nion qu’il en avait lui-même : il le regardait comme son plus beau titre.

C’est à la même époque qu’il prononça dans le sénat sa fameuse harangue à César pour le rappel de Marcellus, son ami, retiré, depuis la journée de Pharsale, à Mitylène. Il y menait une vie si tranquille, que Cicéron put à peine le décider à profiter de son pardon. Quelques sénateurs s’étaient jetés aux pieds de César pour obtenir la grâce de l’exilé ; tous les autres s’étant levés à leur tour et approchés du dictateur, avaient joint leurs prières à ces instances. Le seul Volcatius déclara qu’à la place de Marcellus, il protesterait contre cette humiliation. César se laissa fléchir. Cicéron, dans sa reconnaissance, abandonna la résolution qu’il avait prise de garder au sénat un silence éternel, et lui adressa ce discours qui, pour l’élégance du style, est supérieur à tout ce que l’antiquité nous a laissé dans ce genre. Les louanges de César y sont poussées si loin, qu’elles ont fait douter de la sincérité de l’orateur. On a donné pour excuse l’espérance où il était encore de voir César rétablir la république. En effet, il lui conseillait ce grand dessein avec toute la force d’un ancien Romain ; et l’on s’étonne moins qu’une telle exhortation eût besoin d’être tempérée par quelque flatterie.

Ce succès encouragea Cicéron. Un autre de ses amis, Ligarius, était aussi en exil pour avoir combattu contre César en Afrique ; il lui demanda son rappel, et reçut une réponse favorable. Mais Tubéron, ennemi du proscrit, réveilla contre lui le ressentiment du dictateur, et l’accusa publiquement de rébellion. César l’avait donc condamné de nouveau ; mais il voulut que la cause fût plaidée devant lui, au forum ; et il avait dit à ses amis, à ce que rapporte Plutarque : « Qui nous empêche d’entendre Cicéron, dont l’éloquence est depuis si longtemps muette, lorsque Ligarius est déjà condamné ? » Cicéron défendit son ami ; et ce juge, qui s’était cru inflexible, ému, troublé, changeant de visage, y laissa voir toutes les agitations d’une âme qui cède à un sentiment nouveau ; des papiers qu’il tenait à la main lui échappèrent. Cicéron lui arracha le pardon de Ligarius. On lut avec avidité, dans Rome, cet admirable plaidoyer, dont César voulut avoir un exemplaire. Tubéron, qui n’y était pas ménagé, employa l’entremise de sa femme, parente de Cicéron, pour le prier d’y mettre quelque adoucissement en sa faveur. Cicéron n’en voulut rien faire.

Il n’avait pas trouvé dans son nouveau mariage les consolations qu’il en attendait. De graves sujets de plainte naissaient fréquemment entre ses enfants et leur belle-mère. Son fils demandait avec instance un revenu séparé, et la permission de servir en Espagne sous César, qui venait d’y aller combattre les fils de Pompée, et que le jeune Quintus y avait suivi. Cicéron le fit renoncer, quoique avec beaucoup de peine, à ce dernier dessein ; mais il ne put l’empêcher de quitter sa maison, et d’en prendre une dans la ville. Pour détruire le fâcheux effet d’une séparation si éclatante, il imagina de l’envoyer à Athènes, sous prétexte de l’y faire étudier ; et, pour lui faire goûter ce projet, il lui offrit une forte pension. L’offre fut acceptée. Le jeune Cicéron partit avec deux affranchis de son père, qui devaient lui tenir lieu de gouverneurs ; et la direction de ses études fut confiée aux philosophes grecs, particulièrement à Cratippe, chef des Péripatéticiens.

À peine délivré de ce souci, il ressentit une affliction bien plus cruelle. Tullie mourut. Elle avait trente-deux ans, et passait pour la plus lettrée des Romaines. Cette perte causa à Cicéron une des plus grandes douleurs dont l’histoire ait consacré le souvenir. Plutarque assure que tous les philosophes se rassemblèrent pour le consoler. Afin d’échapper à ces consolateurs, il se retira dans la maison d’Atticus ; et là, enfermé tout le jour, toute la nuit, dans la bibliothèque, son unique occupation était de feuilleter tous les livres qui pouvaient lui offrir quelque secours contre sa tristesse. Il voulut l’étouffer sous l’excès du travail. « Ceux, disait-il, qui me reprochent mon abattement, ne pourraient peut-être pas lire autant que j’ai écrit ; bien ou mal, peu importe. Il est vrai que je ne connais pas le sommeil. »

Cette retraite n’était pas encore assez impénétrable ; il se rendit dans une de ses terres, nommée Astur, près de celle d’Antium, et l’endroit le plus propre à nourrir son désespoir, étant remplie de grottes profondes et couverte de bois aux allées sombres et ténébreuses. « Là, disait-il, je vis sans commerce avec les hommes. Dès la pointe du jour, je m’enfonce dans l’épaisseur des bois, et je n’en sors que le soir. Je n’ai d’entretien qu’avec mes livres, et cet entretien n’est interrompu que par mes larmes. » Atticus et Luccéius le pressèrent de quitter ce triste lieu, lui représentant que cet excès d’abattement pouvait nuire à sa considération et le faire accuser de faiblesse. Tous ses amis lui écrivirent pour le consoler ; Brutus, dans des termes touchants qui l’attendrirent beaucoup ; L. Sulpicius, dans une forme qui a fait de sa lettre un modèle dans ce genre ; César même, de ses champs de bataille en Espagne.

Toutes ces lettres, une fois lues, le laissaient à sa douleur. Il essaya de la combattre en composant un Traité de la Consolation, dont il avoue avoir reçu un puissant secours. Fait sur le modèle d’un pareil traité de Crantor l’académicien, ce livre était très-iu des premiers Pères de l’Église, particulièrement de Lactance, à qui nous devons le peu de fragments qui en restent. Le dessein de Cicéron en l’écrivant, était moins encore de soulager son cœur, que d’immortaliser la mémoire et les vertus de sa fille.