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VIE DE CICÉRON.

Sa douleur lui inspira même le projet d’une consécration réelle ; il voulut bâtir un temple à cette fille adorée, et l’ériger en divinité. « Oui, s’écriait-il dans le transport de sa tendresse, oui, je veux te consacrer, toi la meilleure et la plus éclairée des femmes. Je veux te placer dans l’assemblée des dieux, et t’offrir à l’adoration des mortels. « Dans ce but, il avait fait venir de Chio des colonnes de marbre et un sculpteur ; et l’une des raisons qui le déterminèrent à élever un temple plutôt qu’un tombeau, était que pour le premier de ces monuments, rien ne limitait la dépense, tandis que les lois bornaient celle des sépultures.

Mais l’exécution de ce projet rencontra bien des obstacles. Il avait voulu acquérir au delà du Tibre, mais près de Rome, à quelque prix que ce fût, eût-il dû engager son bien, un jardin où ce temple magnifique, exposé à la vue de toute la ville, eût attiré un plus grand nombre d’adorateurs à la nouvelle divinité. Il fallut y renoncer. Atticus lui conseilla d’ériger ce monument dans l’une de ses terres. Mais les terres changent de maîtres, et un étranger pouvait, après lui, le laisser tomber en ruine ou le convertir à un autre usage. Enfin, il ne paraît pas que ce temple ait été bâti, soit que les troubles qui agitèrent bientôt la république l’en eussent empêché, soit que sa douleur ayant cédé au temps, il eût considéré son projet d’un œil plus philosophique, et reconnu la vanité de ces monuments éternels dont la durée est bornée à quelques siècles. Toutefois, ce désir lui resta quelque temps encore ; et l’on voit par ses lettres qu’il continua, dans cette vue, de mettre en réserve toutes les épargnes qu’il pouvait faire sur les dépenses de sa maison. Il en avait renvoyé Publilia, qui avait paru se réjouir de la mort de Tullie.

Marcellus était parti de Mitylène pour revenir à Rome. En route, il fut assassiné par un de ses amis, qui se tua après lui ; meurtre dont on n’a pu pénétrer la cause. César fut soupçonné ; et cette pensée fit tout d’un coup tant de progrès, que chacun commença de trembler pour soi-même. Cicéron ne se défendit pas de la frayeur commune ; et ses amis augmentèrent ses craintes en lui faisant observer que de tous les orateurs consulaires il était le plus exposé à l’envie. Atticus même l’exhorta à se tenir sur ses gardes, et à s’assurer de la fidélité des gens qui le servaient.

Le goût de Cicéron pour la solitude n’était pas diminué et il y avait repris ces mêmes études de philosophie qu’il avait tant aimées dans sa jeunesse. Il avait entrepris d’initier Rome à toutes les doctrines des écoles grecques, et de faire passer dans sa langue les termes de la dialectique et de la physique, empruntés à la Grèce. Ces matières étaient encore si neuves à Rome, que les Latins n’avaient pas même de termes pour rendre les abstractions de la métaphysique des Grecs ; et ce fut lui qui créa pour les Romains la langue philosophique. « On assure, par exemple, dit Plutarque, qu’il exprima le premier en latin l’objet, l’essence, la catalepsie, les atomes, le simple, le vide, et d’autres idées de ce genre, ou qui du moins les rendit intelligibles et familiers aux Romains. » « Dans la nécessité où je suis, dit Cicéron, de renoncer aux affaires publiques, je n’ai pas d’autre moyen de me rendre utile. Je me flatte qu’on me saura gré de ce qu’après avoir vu tomber le gouvernement au pouvoir d’un seul, je ne me suis ni dérobé absolument au public, ni livré sans réserve à ceux qui se sont saisis de l’autorité. Mes écrits ont remplacé mes harangues au sénat et au peuple, et j’ai substitué les méditations de la philosophie aux délibérations de la politique et aux soins de l’État. »

Le premier fruit de son travail fut un dialogue philosophique, qu’il intitula Hortensius, pour honorer la mémoire de son illustre ami, mort depuis cinq ans. Il y faisait à la fois l’éloge de la philosophie, et sa propre apologie contre ceux qui lui reprochaient ce genre d’étude et de composition, comme étant au-dessous de sa dignité personnelle. Cet ouvrage est perdu. Quelque temps après, il publia un traité en quatre livres, pour expliquer les principes de la secte académique, qui était la sienne. Il avait déjà donné deux ouvrages sur le même sujet, sous les titres de Catulus et de Lucullus, auxquels il le substitua les noms de Caton et de Brutus. Varron ayant désiré de lui voir mettre aussi le sien à la tête d’un de ses ouvrages, il changea le plan de celui-ci, et le partagea en quatre livres, qu’il adressa à Varron. C’est aussi de l’année 708 que date une de ses meilleures productions, le traité de Finibus, ou des vrais biens et des vrais maux. Il l’adressa à Brutus, en échange du traité de la Vertu, que celui-ci lui avait dédié.

Les Tusculanes suivirent immédiatement. Cicéron avait recommencé de réunir dans ses maisons de campagne quelques-uns de ses meilleurs amis ; ils n’y cherchaient ensemble qu’à s’éclairer par de graves conversations. C’est ainsi qu’ayant passé cinq jours avec eux dans sa villa de Tusculum, il écrivit ces entretiens dans une forme plus méthodique, et leur donna pour titre le nom même de sa maison.

Il composa, vers le même temps, l’Éloge funèbre de Porcia, sœur de Caton. Varron et Lollius traitèrent le même sujet ; mais le temps nous a ravi les trois ouvrages, ainsi que plusieurs autres de Cicéron, composés à cette époque, et particulièrement des poèmes ; car il avait repris aussi le goût des vers, et l’on assure qu’il en faisait parfois jusqu’à cinq cents dans une nuit.

Cependant César poursuivait en Espagne les fils de Pompée. Le jeune Quintus, persuadé de nouveau que le plus sûr moyen de plaire au vainqueur et d’avancer sa fortune, était de mal parler de son