Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/541

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teur ses plus magnifiques ornements. Or, c’est moins en donnant du coloris à l’expression que de l’éclat à la pensée, qu’elles produisent leurs plus beaux effets.

XXXVIII. Antoine joignait à ces grandes qualités un mérite particulier d’action. Si l’action a deux parties, la voix et le geste, son geste exprimait moins les paroles que les pensées. Le mouvement de ses mains, de ses épaules, de son corps, de ses pieds, sa position, sa. démarche, tout enfin était dans une harmonie parfaite avec les idées et le fond des choses. Sa voix était soutenue quoique un peu sourde. Mais il possédait le talent unique de faire tourner ce défaut même à son avantage ; car il avait dans les morceaux pathétiques un accent de tristesse bien propre à inspirer la confiance, et à porter l’émotion dans l’âme des auditeurs. On voyait se justifier en lui ce mot de Démosthène, qui, interrogé quelle était la première qualité de l’orateur, répondit : l’action ; la seconde, l’action ; la troisième, l’action. L’action en effet est ce qu’il y a de plus capable de pénétrer dans les cœurs ; elle les remue, elle les façonne en quelque sorte et les plie à son gré ; elle montre en un mot l’orateur, tel que lui-même veut paraître.

Quelques-uns lui comparaient, d’autres lui pré fêtaient Crassus. Tous convenaient que quand on avait l’un ou l’autre pour défenseurs, il n’en fallait pas désirer un plus habile. Pour moi, malgré le grand éloge que je viens de faire d’Antoine, et dans lequel je persiste, je pense qu’il ne peut avoir existé rien de plus parfait que Crassus. Il avait une gravité noble, mêlée de cet enjouement et de cette plaisanterie fine et ingénieuse, qui sied à l’orateur et ne dégénère jamais en bouffonnerie. Il parlait avec une pureté et une correction éloignée de toute recherche. Ses idées se développaient avec une netteté admirable ; et lorsqu’il discutait sur le droit civil ou sur l’équité naturelle, les preuves et les exemples lui venaient en abondance.

XXXIX. Si Antoine avait un talent incroyable pour faire naître des conjectures, ou pour exciter et dissiper des soupçons, Crassus excellait dans l’art d’interpréter et de définir, et il développait, avec une fécondité sans égale, les principes de l’équité. C’est ce qu’il prouva mille fois, surtout devant le tribunal des centumvirs, dans l’affaire de M. Curius. Il fit si bien valoir la justice naturelle contre une pièce écrite, qu’il accabla sous le poids de ses arguments et de ses exemples l’homme le plus habile et le plus profondément versé dans le droit civil, Q. Scévola, quoique ce procès roulât tout entier sur le droit. Ces deux grands hommes, tous deux consulaires, tous deux à peu près de même âge, plaidèrent cette cause l’un contre l’autre, et défendirent chacun de son côté les principes du droit civil, de manière à faire penser que Crassus était le plus habile jurisconsulte d’entre les orateurs, et Scévola le plus grand orateur d’entre les jurisconsultes. Scévola démêlait avec une rare sagacité le vrai et le faux dans une question de droit positif ou naturel ; et il exposait sa pensée avec une propriété d’expression et une brièveté merveilleuses. Disons donc qu’il a porté ce talent d’expliquer, d’éclaircir, de discuter, à une perfection à laquelle je n’ai rien vu de comparable ; mais, pour ce qui regarde l’amplification, les ornements du style, les réfutations,