Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/542

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ou devait plutôt le redouter comme critique, que l’admirer comme orateur.

XL. — Je croyais, interrompit Brutus, connaître assez bien Scévola par tout ce que j’en avais entendu dire à C. Rutilius, son ami, dans la société du Scévola qui vit maintenant ; toutefois je ne lui savais pas un si grand talent pour la parole. Aussi j’apprends avec joie que notre république ait possédé un homme d’un tel mérite et d’un si beau génie. — Ne croyez pas, Brutus, repris-je à mon tour, que Rome ait rien produit de plus accompli que ces deux illustres citoyens. Je l’ai dit tout à l’heure, l’un était le plus éloquent des jurisconsultes, l’autre le meilleur jurisconsulte parmi les hommes éloquents. Également dissemblables dans leurs autres rapports, on ne saurait dire cependant auquel des cieux on aimerait mieux ressembler. Crassus était le plus précis de ceux qui parlaient avec élégance ; Scévola, le plus élégant de ceux qui se distinguaient par la précision. Crassus joignait à une grande politesse de langage ce qu’il faut de sévérité ; et avec beaucoup de sévérité, Scévola ne manquait pas de politesse. On pourrait continuer le parallèle ; mais peut-être le prendriez-vous pour un jeu d’esprit, une ne combinaison de paroles. Rien cependant n’est plus réel. Toute vertu, mon cher Brutus, consiste, selon votre ancienne académie, dans un juste milieu. Or, l’un et l’autre voulant suivre cette ligne tracée par la sagesse, il arrivait que l’un avait une partie du caractère de l’autre, sans que chacun cessât d’avoir tout entier son propre caractère. — À présent, dit Brutus, je trois parfaitement connaître Crassus et Scévola ; et quand je pense à Serv. Sulpicius et à vous, je trouve que vous avez, dans ces rapports mutuels, quelque ressemblance avec eux. — Comment cela ? répondis-je. — C’est qu’il me semble que vous, vous n’avez demandé à la science du droit que ce qu’elle peut offrir d’utile à l’orateur, et que Sulpicius n’a emprunté de l’éloquence que les secours nécessaires à l’interprète du droit. De plus, votre âge et le sien se rapprochent autant que ceux de Crassus et de Scévola.

XLI. — Il est inutile, repris-je, de parler de moi. Quant à Sulpicius, vous le jugez très bien, et je vais vous dire à mon tour ce que je pense de lui : non, jamais nul autre n’étudia peut-être avec plus d’ardeur et l’art oratoire, et toutes les sciences qui méritent l’estime des hommes. Nos premières années furent consacrées aux mêmes exercices. Plus tard, il partit avec moi pour Rhodes, afin d’y perfectionner son talent et son instruction. Revenu de ce voyage, il a mieux aimé, je pense, être le premier dans le second des arts, que d’embrasser le premier des arts et d’y tenir le second rang. Peut-être eût-il pu marcher de pair avec les princes de l’éloquence ; mais par une ambition que le succès a couronnée, il a préféré sans doute être le prince des jurisconsultes, et il a laissé bien loin derrière lui ses contemporains et ses devanciers. — Quoi ! dit Brutus, vous mettez notre ami Sulpicius au-dessus même de Scévola ? — Scévola, repris-je, était, comme beaucoup d’autres, consommé dans la pratique de la jurisprudence ; Sulpicius seul en a connu la théorie. Cet avantage qu’il eût en vain cherché dans la science même du droit civil, il le doit à cette autre science qui enseigne à distribuer un tout en ses diverses parties, à découvrir par la