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VIE DE CICÉRON.

oncle, se livra plus que jamais à cet odieux penchant, disant que son père et lui étaient d’irréconciliables ennemis de César. « Rien ne me serait plus cruel, disait à ce sujet Cicéron, si je ne savais que notre roi ne me croit plus le moindre courage. « Il put se rassurer : il reçut de César, à cette époque, les mêmes témoignages d’affection qu’auparavant. Toutefois, à Rome, les amis de Cicéron l’exhortaient à marquer pour lui plus d’estime. Atticus, Brutus même, le pressèrent de composer quelque chose qu’il pût lui adresser. Cicéron s’en défendait toujours. Les instances étant devenues plus vives, il écrivit à César une lettre politique, sur laquelle, pour plus de sûreté, on lui conseilla de prendre le sentiment d’Hirtius et de Balbus. Cette lettre était une exhortation à rétablir, avec la paix, la liberté. Hirtius et Balbus n’en approuvèrent pas le sujet, quoique le prudent Atticus la trouvât convenable. Cicéron prit le parti de détruire sa lettre, ne voulant pas la refaire moins libre, et déjà honteux même de l’avoir faite telle qu’elle était, avec les ménagements qu’il y avait mis.

On suspectait jusqu’à ses éloges. César venait d’envoyer à Rome sa réponse à l’Éloge de Caton. Cicéron lui écrivit pour le remercier des égards avec lesquels il l’avait traité dans cet ouvrage, et en louer le style. Cette lettre ne put partir qu’après avoir passé par les mains et le contrôle de Balbus et d’Oppius.

César revint à Rome. Son triomphe surpassa en magnificence tous ceux qu’on avait vus jusque-là. Mais au lieu des applaudissements qu’il attendait, il n’obtint que le silence. Déjà la même tristesse avait régné aux jeux du cirque, où la statue du dictateur avait été promenée solennellement par l’ordre du sénat. Cicéron, toujours absent de Rome, apprit toutes ces circonstances avec une joie extrême. Mais Lépide le pressa d’y revenir, l’assurant que César serait très-sensible à cette démarche. Cicéron s’y rendit.

Peu de jours après son arrivée, il défendit le roi Déjotarus, son ami, accusé par son petit-fils d’un attentat contre la vie de César ; accusation dénuée de vraisemblance et de preuves, mais que César avait accueillie. Le plaidoyer de Cicéron fut prononcé cette fois dans le palais du dictateur. César ajourna la sentence, qu’il ne paraît pas avoir rendue plus tard.

Pour donner à Cicéron un témoignage éclatant de confiance et d’amitié, César s’invita lui-même à aller passer un jour avec lui dans une de ses maisons de campagne. Cicéron fit à Atticus le récit de cette visite. Sa lettre est curieuse. « Quel hôte ! et que je le croyais redoutable ! Cependant je n’ai pas sujet de m’en plaindre, et il a paru très-content. Il était arrivé la veille chez Philippe, mon voisin, dont toute la maison avait été aussitôt inondée de soldats ; à peine laissa-t-on libre la salle où César devait souper : il y avait avec lui deux mille hommes. Je craignais pour moi le lendemain. Mais Barba Cassius me délivra de cette inquiétude ; il mit une garde chez moi, et fit camper les soldats dehors. Ma maison était sur un bon pied de défense. César demeura chez Philippe jusqu’à une heure après midi, ne vit personne, et s’occupa, si je ne me trompe, à régler des comptes avec Balbus. Arrivé chez moi à deux heures, il se mit dans le bain. Il s’y fit lire des vers sur Mamurra (nom sous lequel Catulle invectivait César), et il les écouta sans changer de contenance. On le parfuma, et il se mit à table. Il avait pris un vomitif (ce qu’il faisait avant tous ses repas) ; il mangea bien, but mieux encore, et fut d’une humeur charmante. Le souper était bon et bien servi. Mais c’était peu :

Une aimable gaieté mêlait à nos propos
Les grâces de l’esprit et le sel des bons mots.[1]

Outre la table de César, j’en avais trois autres pour sa suite, qui ne furent pas servies avec moins de recherche. Ses affranchis et ses esclaves ne manquèrent non plus de rien. Enfin, je m’en suis tiré avec honneur. Mais en vérité ce n’est point un hôte à qui l’on puisse dire : Faites-moi le plaisir de repasser chez moi à votre retour : une fois suffit. Nous n’avons pas dit un seul mot qui eût rapport aux affaires : la littérature fut notre seul sujet d’entretien. Le passe-temps lui a plu. Il parlait de s’arrêter un jour à Pouzzoles et un autre à Baies. Voilà cette réception. J’en ai souffert un peu d’embarras, mais sans trop de désordre. En passant près de la maison de campagne de Dolabella, son escorte, dans ce seul en« droit, marcha sur deux colonnes, à droite et à gauche de son cheval. Je l’ai su de Nicias. »

Le dernier jour de décembre, le consul Q. Fabius étant mort subitement. César lui donna pour successeur, à une heure après midi, C. Rébilus, dont la charge ne devait durer que le reste du même jour. Il plut de tous côtés des bons mots sur ce consulat ridicule. Cicéron y eut la plus grande part. « On demandera, disait-il, sous quels consuls Rébilus a été consul. « « La vigilance de Rébilus a été si merveilleuse, ajoutait-il, qu’il n’a pas dormi de tout son consulat. » Et l’on applaudissait dans Rome à cette critique détournée des fantaisies dictatoriales de César, lequel entouré de favoris qui lui demandaient tous le consulat, ne trouvait d’autre moyen de les satisfaire que de le donner à ceux-ci pour quelques mois, à ceux-là pour quelques jours, à d’autres enfin pour quelques heures, afin d’en faire autant de sénateurs. Il en porta ainsi le nombre à neuf cents, et admit parmi eux jusqu’à des Gaulois, à qui l’on avait fait changer leurs saies grossières en

  1. Vers traduits de Lucilius.