Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/559

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ce que je pense de chacun, je parlerai de ceux qui ne sont plus. — Vous ne nous dites pas, interrompit Brutus, la véritable cause de votre silence sur les vivants. — Quelle est donc cette véritable cause ? — Vous craignez sans doute que nous ne mettions le public dans la confidence de vos discours, et que ceux que vous aurez omis n’en conçoivent du ressentiment. — Eh quoi ! vous ne pourrez pas vous taire ? — Pour nous, rien de plus facile ; mais je pense que vous aimez mieux vous taire vous-même, que de mettre notre discrétion à l’épreuve. — Je l’avouerai, mon cher Brutus, je n’avais pas cru que cet entretien dût nous conduire jusqu’à nos jours ; mais la suite des temps m’a entraîné ; et déjà me voilà descendu jusqu’aux plus jeunes de l’époque actuelle. — Revenez donc à ceux que vous croyez devoir ajouter ; ensuite parlons de nouveau et de vous et d’Hortensius. — D’Hortensius, à la bonne heure ; mais de moi, d’autres en parleront, s’ils le jugent à propos. — Non, non, dit Brutus ; je vous ai écouté sans doute avec beaucoup d’intérêt ; mais l’impatience d’arriver à ce qui vous regarde m’a fait paraître le temps un peu long. Ce n’est pas, au reste, le détail des perfections dont votre talent se compose que je désire de vous ; tout le monde les connaît, et moi plus que personne : je veux savoir par quels degrés ce talent s’est formé, et suivre chacun de vos pas dans la carrière de l’éloquence. — Vous serez satisfait, puisque c’est l’histoire de mes travaux et non l’éloge de mon esprit que vous demandez. Toutefois je citerai auparavant quelques autres noms, si vous y consentez, et je commencerai par M. Crassus, qui était de l’âge d’Hortensius.

LXVI. L’éducation avait peu fait pour enrichir son esprit, la nature encore moins. Cependant l’activité et le travail, soutenus d’un nom en crédit et d’un grand empressement à rechercher des causes, le placèrent quelques années dans les premiers rangs du barreau. Sa diction était correcte ; ses expressions, sans bassesse ; sa composition, méthodique. Du reste, nulles fleurs, nul éclat dans le style ; beaucoup de mouvement dans la pensée, et si peu dans le débit, qu’il disait tout sur le même ton, et d’une voix uniforme. Quant à Fimbria, son ennemi et du même âge que lui, il ne put pas longtemps donner carrière à ses emportements. Cet homme, qui ne disait rien sans crier, débitait avec une volubilité intarissable des paroles assez bien choisies, mais accompagnées d’un geste si furibond, qu’on ne savait point à quoi pensait le peuple de prendre ce forcené pour un orateur. Cn. Lentulus devait à son débit, plutôt qu’à un talent réel, ses succès oratoires ; il n’avait ni la finesse d’esprit qui paraissait dans ses regards et sur son visage, ni la richesse d’élocution que lui attribuait aussi l’opinion trompée ; mais des pauses et des exclamations habilement ménagées, une voix douce et harmonieuse, des étonnements calculés et ironiques, enfin une action pleine de chaleur, faisaient, sur ce qu’il n’avait pas, une complète illusion. Nous avons vu Curion, sans autre mérite qu’une diction assez abondante, tenir son rang parmi les orateurs : de même Cu. Lentulus, médiocre dans les autres parties de l’éloquence, rachetait ses défauts par l’action, dans laquelle il excellait. Nous en dirons à peu près autant de P. Lentulus. La dignité de sa personne, ses mouvements pleins d’art aussi bien que de grâces naturelles, la douceur et l’étendue de sa voix, faisaient oublier la stérilité de son imagi-