Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/711

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ai-je travaillé, qu’ai-je fait, et à quoi ont abouti mes réflexions et mes efforts, si je n’ai su réussir à me mettre en tel état que je ne pusse donner prise ni à l’aveugle jeu de la fortune, ni à l’iniquité de mes ennemis ? Est-ce la mort, dont tu me menaces pour me retrancher de la société des hommes, ou l’exil, pour m’ôter de celle des méchants ? La mort est effroyable pour ceux qui perdent tout avec la vie, non pour ceux dont la gloire est immortelle ; et l’exil, pour ceux dont la demeure est comme circonscrite dans un étroit canton, non pour ceux qui regardent l’univers entier comme une seule cité. Tu es rongé d’infirmités et de misères, toi qui te crois heureux et florissant ; les passions te dévorent ; les jours et les nuits sont une torture continuelle pour toi, qui ne te peux assouvir de ce que tu as, et trembles encore de le perdre à chaque moment ; le remords de tes crimes te déchire, la terreur de la justice et des lois te glace le sang ; de quel côté que tu te tournes, tes iniquités t’apparaissent comme autant de furies, et ne te laissent point respirer. Ainsi, tout comme le méchant, l’insensé et le lâche ne peut goûter le bonheur ; de même, l’homme de bien, le courageux et le sage ne peut être misérable. Celui qui a un grand cœur et un beau caractère, doit avoir une belle vie : une belle vie doit être enviée ; mais on ne l’envierait pas si elle était misérable. C’est pourquoi l’on doit tenir que tout ce qui est digne d’estime est digne d’envie, et que l’homme vertueux est en même temps heureux et florissant.

IIIe PARADOXE.

Que les fautes et les mérites sont tous égaux.

I. C’est peu de chose, dites-vous. — Mais la faute est grande. Il ne faut pas juger les mauvaises actions par leur résultat, mais par le vice qu’elles supposent. La matière de la faute peut être plus ou moins considérable, mais la faute en elle-même, de quelque manière que vous l’expliquiez, ne comporte ni le plus ni le moins. Qu’un pilote perde un vaisseau chargé d’or ou de paille ; il y aura quelque légère différence dans la valeur perdue, aucune dans l’impéritie du pilote. On viole une femme du peuple : l’affront en rejaillit moins loin que si c’eût été une vierge de grande famille et d’un noble sang ; mais la faute n’en est pas moindre, si toutefois il en est de faire le mal comme de sortir des bornes : une fois en dehors, la faute est faite ; aussi loin que vous allez au delà de la barrière, vous n’ajouterez rien au tort de l’avoir franchie. Il n’est certes permis à personne de faire le mal. Ce que l’on défend n’est interdit qu’à ce titre seul que l’on montre qu’il est illicite. Et comme ce titre n’admet ni le plus, ni le moins (la faute consistant en ce qu’on transgresse une juste prohibition, qui est toujours, sans variation, pleine et entière), il s’ensuit que toutes les actions qui le méconnaissent sont également mauvaises. Que si les vertus sont égales entre elles, il est nécessaire que les vices aussi soient égaux. Or, on peut très facilement concevoir que toutes les vertus sont égales, et qu’il ne peut se trouver un homme meilleur que l’homme de bien,