Page:Cleland - Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, 1914.djvu/227

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

délicatesse de forme requise par les meilleurs juges de la beauté ; ses yeux étaient bleus, d’une inexprimable douceur, et il n’y avait rien de plus joli que sa bouche et ses lèvres qui se fermaient sur des dents parfaitement blanches et égales. « Ma naissance et mes aventures, dit-elle, ne sont point assez considérables pour que vous imputiez à la vanité, de ma part, l’envie de vous faire mon histoire. Mon père et ma mère étaient et sont encore, je crois, fermiers à quarante milles de Londres. Leur aveugle tendresse pour un frère et leur barbarie à mon égard me firent prendre le parti de déserter la maison à l’âge de quinze ans. Tout mon fonds était de deux guinées, que je tenais de ma grand’mère, de quelques schellings, d’une paire de boucles de souliers en argent et d’un dé de même métal. Les hardes que j’avais sur le corps composaient mon équipage. Je rencontrai, chemin faisant, un jeune blond, vigoureux, sain et rougeaud de carnation, d’environ seize ou dix-sept ans, qui allait aussi chercher fortune à la ville. Il trottait en sifflant derrière moi, avec un paquet au bout d’un bâton. Nous marchâmes quelque temps à la queue l’un de l’autre sans nous rien dire. Enfin nous nous joignîmes et convînmes de faire la route ensemble. Quand la nuit approcha, il fallut songer à nous mettre à couvert quelque part. L’embarras fut de savoir ce que nous répondrions en cas qu’on vînt nous questionner. Le jeune homme leva la difficulté, en me proposant de passer pour sa femme. Ce prudent accord fait, nous nous arrêtâmes à une auberge borgne où l’on logeait à pied. Mon compagnon de voyage fit apprêter ce qui se trouva et nous soupâmes en tête à tête. Mais quand ce fut l’heure de nous retirer, nous n’eûmes ni l’un ni l’autre le courage de détromper les gens de la maison, et ce qu’il y avait de comique, c’est que le gars paraissait plus intrigué que moi pour trouver le moyen de coucher seul.