Page:Cleland - Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, 1914.djvu/286

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si bonne intelligence que si elle n’eût jamais mené une vie si contraire à cet état uniforme.

Cette désertion avait néanmoins tellement diminué la société de Mme Cole qu’elle se trouvait seule avec moi, telle qu’une poule à qui il ne reste plus qu’une poulette ; mais quoiqu’on la priât sérieusement de recruter, son corps, ses infirmités et son âge l’engagèrent à se retirer à temps à la campagne pour y vivre du bien qu’elle avait amassé ; résolue de mon côté d’aller la joindre dès que j’aurais goûté un peu plus du monde et de la chair et que je me serais acquis une fortune plus honnête.

Je perdis donc ma douce préceptrice avec un regret infini ; car, outre qu’elle ne rançonnait jamais ses chalands, elle ne pillait non plus en aucune façon ses écolières et ne débauchait jamais de jeunes personnes, se contentant de prendre celles que le sort avait réduites au métier, dont, à la vérité, elle ne choisissait que celles qui pouvaient lui convenir et qu’elle préservait soigneusement de la misère et des maladies où la vie publique mène pour l’ordinaire.

À la séparation de Mme Cole, je louai une petite maison à Marylebone[1], que je meublai modestement, mais avec propreté, où je vivotais à mon aise des huit cents livres que j’avais épargnées.

Là, je vécus sous le nom d’une jeune femme dont le mari était en mer. Je m’étais d’ailleurs mise sur un ton de décence et de discrétion qui me permettait de jouir ou d’épargner selon que mes idées en disposeraient, manière de vivre à laquelle vous reconnaîtrez aisément la pupille de Mme Cole.

À peine fus-je cependant établie dans ma nouvelle demeure que, me promenant un matin à la campagne,

  1. Banlieue ouest de Londres.