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LES DIEUX, LES LOIS


Aux chances des rencontres.


Si l’homme primitif avait pu supposer l’univers insensible, comment l’aurait-il abordé ? Comment même concevoir une procédure d’enquête préliminaire ? Oui, les mots ont trompé nos pères, mais était-il possible que leur infirmité native se mesurât, de premier mouvement, aux formidables barricades de phénomènes sans accès apparent ? Les primitives conditions de l’homme en devenir ne lui en pouvaient fournir ni les moyens, ni même la pensée.

Le fait que l’interprétation du monde par le thème de la Divinité s’est offerte à l’esprit humain d’abord, et s’est perpétuée jusqu’à nos jours, dans l’ignorance des foules et les coalitions d’oligarchies intéressées, montre trop clairement la fatalité d’une interprétation de l’objet aux naturelles mesures du sujet qui tente de le pénétrer.

Le malheur de nos contemporains est qu’ils éprouvent tant de peine à s’affranchir d’un état d’esprit ancestral qui eut sa raison d’être, mais dont la vertu d’« intelligence » est présentement épuisée. Il ne s’agit, cependant, que de laisser prendre le pas, sur les hâtives conceptions des méconnaissances primitives, aux interprétations commandées par une observation plus approfondie. « L’hypothèse divine »[1], comme aurait dit Laplace, est à l’exacte jauge des primitifs qui l’ont créée. Nous ne sommes plus des primitifs : voilà pourquoi il nous faut un état d’esprit qui ne suive pas de trop loin les conquêtes de l’expérience vérifiée.

Dans le cadre de l’hypothèse elle-même, nos esprits ont évolué, en dépit de la morne résistance des dogmes et des

  1. À Napoléon qui lui demandait pourquoi il n’avait pas parlé de Dieu dans sa cosmogonie, Laplace aurait répondu : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Laplace était d’esprit courtisan, et ses lettres à son fils le montreraient déiste, supposé qu’il fût sincère. Cependant, dans le journal de Gourgaud, nous voyons à plusieurs reprises Napoléon citer Laplace comme athée.