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LES DIEUX, LES LOIS

Au prix de toutes déceptions, l’homme des premiers âges, pour vaincre les résistances de la nature à sa propre accommodation, se trouva dans le cas de s’enfétichiser à tout moment. Sa hache de pierre lui fut, avec son bâton, d’un assez grand secours. Mais moyens et effets étaient là d’une correspondance trop positive pour que son imagination ne fît pas un effort au delà. L’aide de l’Invisible, ce n’était pas trop pour aborder l’œuvre du monde en mouvement — de mystère total en ce temps-là.

Comment tout peut devenir fétiche, je n’ai pas à le dire, quand il reste aujourd’hui même une si extravagante proportion de fétichisme dans les pays « civilisés ». Pierre, coquillage, bois ouvré ou non, feuille, brin d’herbe, tout fragment de n’importe quoi, voilà les premières ébauches de nos Dieux en fonction de porte-bonheur, ainsi qu’on dit encore. Nos Divinités ont des commencements à notre mesure. Amulettes, reliques, croix, scapulaires, médailles, verroteries, objets symboliques de tout ordre encombrent les trésors de nos chrétiennes du jour, au même titre que ces innombrables fétiches dont les dames d’Herculanum et de Pompei, ont rempli le musée secret de Naples. L’une de mes vieilles parentes, fort pieuse, me montrant, un jour, son trousseau de talismans, qu’elle ne quittait jamais, m’en faisait l’inventaire. Dans le tas, un petit morceau de métal, sans forme déterminée, me frappa. Je lui en demandai l’usage :

— Tout ce que je puis dire, répondit-elle doucement, est que c’est en or, et que ça préserve des accidents de voiture.

Si c’est le privilège du fétiche d’avoir été le tout premier Dieu, et d’être demeuré fortement lié aux plus puérils instincts de la nature humaine, comment s’étonner qu’il survive aux Divinités plus fragiles parce que plus raffinées ? Il n’a jamais persécuté personne, et nous le voyons encore en pleine prospérité.

    quand ils n’en obtiennent pas satisfaction. Voyez, dans la Chanson de Roland, les invectives et les mauvais traitements infligés par les soldats de Marsile à leurs Dieux qui ont donné l’avantage à Roland : « Vers Apollin, ils courent dans une crypte, le querellent, l’outragent laidement : Ah ! mauvais Dieu ! Pourquoi nous fais-tu pareille honte ? Pourquoi as-tu souffert la ruine de notre roi ? Qui te sert bien, tu lui donnes un mauvais salaire ! »… Puis ils lui enlèvent son sceptre et sa couronne… le renversent par terre à leurs pieds, le battent, et le brisent à coups de forts bâtons ; puis à Tervagant, ils arrachent son escarboucle. Mahomet, ils le jettent dans un fossé et porcs et chiens le mordent et le foulent » (Joseph Bédier).