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LES DIEUX, LES LOIS

du déterminisme universel. S’il faut tout dire, plus prévoyant, plus doux que la Divinité, j’essayerai même de corriger mon implacabilité native en réduisant de plus en plus, par une évolution de charité universelle, la somme des maux que, du jour de mon apparition dans le monde, je me trouvai contraint d’accomplir. Et quand on viendra me proposer de vivre la morale divine au lieu de la morale humaine, je répondrai simplement : « Votre Dieu de perfection a fait le mal sans y être obligé, et l’homme imparfait du Cosmos a surtout pour tâche de l’atténuer ». Redoutable ligne de faîte, où se partage inévitablement le cours d’une moralité.

Oserai-je le dire ? La somme du mal universel est si déconcertante, et la faiblesse de nos moyens si disproportionnée, que l’inefficacité générale de notre aide éclate à tous les yeux. Et cependant ; le meilleur de notre sensibilité nous sollicite à l’action de secours, ne fût-ce que pour nous délivrer des réactions du mal auquel nous demeurons exposés. C’est la plus belle bataille de l’homme qui nous appelle : nous ne pouvons pas nous y refuser. Vain sacrifice, diront quelques-uns. De peu d’effet dans l’ensemble, il est trop vrai, mais combien profitable (en mettant tout au pire) pour celui qui s’est donné !

Oui, c’est là le véritable fondement des évolutions de la morale humaine de quelque nom qu’on la caractérise. Se sacrifier pour une idée, c’est se grandir, se développer, se faire, s’achever. Qu’est-ce que peut être la morale de l’être humain, et, par lui, de ses sociétés en évolution de vie civilisée, sinon, de relativité en relativité, la loi d’un achèvement dont il ne verra pas la fin ? Qu’avons-nous à faire aujourd’hui de la grossière armature de sanctions où s’enferma l’homme des premiers âges ? Les lois de la nature, lorsqu’on les offense, ne manquent pas de réagir directement. Voilà le châtiment inévitable. Les sanctions humaines, récompenses et peines, y apportent surtout un appareil de décor — les promesses de félicitée célestes ne coûtant rien à qui ne peut être mis en demeure de tenir. Plus modeste et plus sûr, le simple contentement d’un acte d’abnégation dont on aurait l’orgueil de se taire, pourrait nous apporter, sans tant de bruit, l’intime réconfort de joies supérieures.

« Les Dieux, disait Homère, parcourent les villes, déguisés en mendiants, pour éprouver la justice ou l’injustice des hommes. »