Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
AU SOIR DE LA PENSÉE

des différences de pénétration que l’apprentissage (« l’habitude lamarckienne ») pourra fixer. Chez l’individu même, l’identité de la formation organique n’implique pas fatalement une même activité fonctionnelle à toutes périodes d’évolution. L’œil exercé du sauvage a des délicatesses qui nous sont inconnues. En revanche, si nous le promenions au Musée du Louvre, nous pourrions lui en remontrer.

Insuffisamment dégagés d’accoutumance animale, nos humains primitifs avaient d’abord besoin d’un temps d’évolution pour commencer de se reconnaître, pour se constituer à l’état « d’hommes pensants », avant de s’étonner intellectuellement jusqu’à des sursauts d’interrogations ignorées de leurs anciens. Les spectacles du monde produisaient sur leur rétine des images analogues aux nôtres, mais ils n’en pouvaient encore tirer que des ébauches d’interprétations. Mauvaise condition pour la survivance des généralisations primitives qu’on prétend aujourd’hui maintenir au delà des états de sensibilité dont l’organisme est périmé. Ce sont les jeunes que nous appelons les anciens, écrivait Roger Bacon. Les primitifs, qualifiés par nous de vieux, ne peuvent nous offrir qu’une autorité d’ignorance, tandis que nous, modernes, chargés d’ancienneté, représentons tout un passé d’évolutions.

Sous les coups d’aile de la brise, parmi l’inquiétude des grands oiseaux de mer, je promène ces pensées aux retraites vallonnées de ma dune sauvage. Il est, pour l’homme de mon temps, un langage des choses, un langage sans voix, sous l’afflux des sensations les plus ténues, au delà de l’atteinte des mots. Entre le monde et nous, c’est un assaut d’épreuves qui n’arrivent à des ébauches d’interprétations que pour se transposer en une échelle de problèmes perdus dans l’infini de l’espace et de la durée.

Ce rivage déchiré, ou l’algue marine rejoint la délicate floraison des sables, que fait-il, sinon d’étaler son histoire à tous les yeux ? Et qu’est-ce que cette histoire, sinon de la planète et de moi-même encore — expressions de la vie planétaire enracinée aux formes de l’existence universelle qui ont été de la vie ou s’agitent en réserve du devenir ? Tout se tient, tout s’enchaîne ; Que d’efforts pour nous reconnaître ! Aucun anneau de l’ensemble ne peut être rompu. Nous ne pouvons rencontrer que l’écoulement continu des choses. Commencer et finir sont