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per à cette étrange créature, quand tout à coup il me sembla que son regard renfermait une prière : j’envoyai la main à ma poche, j’en tirai mon unique louis en lui disant en italien :

— Pour t’acheter une robe.

Si, signor, e grazie répliqua-t-elle, et elle joignit ses deux petites mains brunes les élevant vers moi en signe de bénédiction.

Je m’éloignai rapidement pour fuir sa reconnaissance, et j’entrai au palais ducal : j’y allais presque tous les jours admirer les tableaux et les plafonds des grands peintres de l’école vénitienne. À force de les considérer, j’en arrivai à rendre la vie aux personnages allégoriques, à ceux de l’histoire, et aux belles figures de femmes qui ont vécu, aimé, et semblent vivre et aimer encore, car l’art les a préservées de la mort. Les dieux de la fable, les héros et surtout ces femmes souriantes d’immortalité, ouvraient à mon imagination les champs sans limites de la fantaisie. Tantôt c’était une posture guerrière qui ranimait tout à coup devant moi la mêlée homérique d’une bataille antique ; tantôt un détail de costume, un pli de vêtement, qui faisaient errer ma pensée des robes de brocard des patriciennes aux péplums des jeunes Grecques qui suivaient les Panathénées.

Ce jour-là je m’oubliai longtemps dans cette compagnie de tous les âges et de toutes les civilisations. Vers la nuit, je me souvins que j’avais promis de me rendre au théâtre, pour entendre Stella dans son nouveau rôle. Je songeai aussi que je devais souper sans rentrer au