Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/60

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« Vous a-t-on dit que j’aie été dénoncé par quelqu’un ? » demanda Razumov, sans quitter des yeux le visage tremblant.

Non ! elle n’avait rien appris. Elle avait pourtant demandé au chef des policiers pourquoi ses agents fouillaient dans la chambre de l’étudiant. Ce commissaire du district qui la connaissait depuis onze ans, était un brave homme. Mais il lui avait dit sur le palier, avec la mine d’un homme vexé :

« Ne me demandez rien, ma bonne femme ! Je ne sais rien moi-même ; ce sont des ordres venus de haut… »

Il y paraissait, en effet, car très vite après les policiers, était arrivé un Monsieur important, en manteau de fourrure et en chapeau de soie, qui s’était assis dans la chambre, et avait inspecté lui-même les papiers. Il était venu et s’en était allé seul, sans rien emporter. Elle avait essayé de remettre un peu d’ordre, après le départ de la police.

Razumov lui tourna brusquement le dos pour entrer dans sa chambre.

Tous ses livres avaient été ouverts et jetés sur le sol. La logeuse l’avait suivi, et se baissant avec peine, commençait à tout ramasser dans son tablier. Les papiers et les notes que Razumov tenait toujours en ordre parfait, (et qui avaient trait à ses seules études) se trouvaient mêlés et jetés en tas au milieu de la table.

Ce désordre l’affecta profondément et de façon déraisonnable. Il restait assis, le regard fixe, avec la conscience nette de sa vie brisée et de la disparition progressive de tous ses soutiens moraux. Il éprouvait même un véritable étourdissement, et étendit la main, comme pour trouver un point d’appui.

La vieille femme se releva avec un gémissement étouffé, et jeta sur le canapé tous les livres recueillis dans son tablier, puis elle quitta la chambre en marmottant et en soupirant.

C’est alors seulement que Razumov vit, en évidence sur la pile des notes, la feuille de papier qu’il avait, pour une nuit, fixée à la tête de son lit vide.

En la déclouant, la veille, il l’avait machinalement pliée en quatre, avant de la poser sur la table. Et maintenant, il la trouvait largement ouverte, dépliée au-dessus de la pile confuse de ces notes qui représentaient le résumé de sa vie intellectuelle au cours des trois dernières années. On ne l’avait pas jetée sur les papiers qu’elle recouvrait : on l’y avait étalée, aplatie même… Et il voyait dans ce geste une signification profonde… ou peut-être une inexplicable ironie.