Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/61

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Il restait immobile, fixant sur le papier un regard dont l’intensité devenait douloureuse. Il ne tenta de mettre aucun ordre dans ses notes, ni ce soir-là ni le lendemain ; il passa chez lui la journée dans un état d’irrésolution singulière. Cette irrésolution à poursuivre sa vie, tout simplement, n’avait rien pourtant de l’hésitation d’un homme qui songe au suicide. L’idée d’attenter à ses jours ne vint pas au jeune homme. L’être isolé, le porteur de l’étiquette Razumov qui marchait, qui respirait, qui portait ses vêtements n’intéressait personne, sauf la logeuse peut-être. Le vrai Razumov ne pouvait développer sa personnalité que dans un avenir réglé et sage, dans cet avenir menacé par l’anarchie autocratique (car l’autocratie ne connaît pas de lois) aussi bien que par l’anarchie révolutionnaire. L’impression de sentir son être moral à la merci de ces forces anarchiques retentissait de façon si aiguë en lui qu’il se demanda sérieusement s’il valait la peine de continuer à accomplir les fonctions mentales d’une existence qui semblait ne plus lui appartenir.

« À quoi bon », pensait-il, « user de mon intelligence et poursuivre le développement systématique de mes facultés et le plan de mes travaux ? Je veux diriger mes actions au nom de convictions raisonnables…, mais quelle sécurité me reste-t-il contre ce quelque chose, cette horreur destructrice, qui pénètre en moi, quand je reste assis à ma table ? »

Razumov jeta un regard inquiet sur la porte de l’escalier, comme s’il se fut attendu à en voir tourner le bouton devant un esprit malin, silencieusement entré.

« Le dernier des bandits », se disait-il, « trouve plus de garanties dans les lois qu’il transgresse, et une brute même, comme Ziemianitch, a ses consolations ! » Razumov enviait le matérialisme du criminel, et la passion de l’incorrigible amoureux. Les conséquences de leurs actes apparaissaient toujours clairement, et leur vie au moins leur appartenait.

Il dormit pourtant cette nuit-là aussi profondément, que s’il s’était consolé à la manière de Ziemianitch. Il tomba brusquement dans un sommeil de brute, d’où il s’éveilla sans souvenirs de rêves. Mais il semblait que son âme fut sortie de son corps, pendant la nuit, pour cueillir les fleurs d’une sagesse rageuse. Il se leva, avec un accès de résolution farouche, et une connaissance nouvelle de sa propre nature. Il eut un regard ironique pour le tas des papiers accumulés sur la table et quitta sa chambre pour aller à l’Université, en grommelant au-dedans de lui-même : « Nous verrons bien ! »