Page:Conrad - Typhon, trad. Gide, 1918.djvu/42

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux sur elle. Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul but bien apparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer des trois siens qu’il avait laissés à terre. Des sales temps, il en avait connu, parbleu ! Il avait été saucé, secoué, fatigué comme de juste ; mais tout cela dont on souffrait le jour même était oublié le jour suivant. Si bien qu’à tout prendre, il avait raison dans les lettres à sa femme, de parler toujours du beau temps.

Mais la force inquiète des flots, mais leur courroux impondérable, le courroux qui passe et retombe et qui n’est jamais apaisé, le courroux et l’emportement passionné de la mer, voilà ce qu’il ne lui avait jamais été donné d’entrevoir. Il savait que cela existe, comme nous savons que le crime et les abominations existent. Il avait entendu parler de cela, comme le paisible citoyen d’une grande ville peut avoir entendu parler de batailles, de famines, d’inondations, sans se représenter aucunement ce que ces mots signifient, encore qu’il ait été mêlé peut-être dans