Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/228

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qui tient à la religion ; mais cette exception, qui est de circonstance, ne change rien à la thèse générale.

Je n’aurais pas mauvaise opinion d’un homme éclairé, si on me le présentait comme étranger au sentiment religieux ; mais un peuple, incapable de ce sentiment, me paraîtrait privé d’une faculté précieuse et déshérité par la nature. Si l’on m’accusait ici de ne pas définir d’une manière assez précise le sentiment religieux, je demanderais comment on définit avec précision cette partie vague et profonde de nos sensations morales, qui par sa nature même défie tous les efforts du langage. Comment définirez-vous l’impression d’une nuit obscure, d’une antique forêt, du vent qui gémit à travers des ruines ou sur des tombeaux, de l’océan qui se prolonge au delà des regards ? Comment définirez-vous l’émotion que vous causent les chants d’Ossian, l’église de Saint-Pierre, la méditation de la mort, l’harmonie des sons ou celle des formes ? Comment définirez-vous la rêverie, ce frémissement intérieur de l’âme, où viennent se rassembler et comme se perdre, dans une confusion mystérieuse, toutes les puissances des sens et de la pensée ? Il y a de la religion au fond de toutes ces choses. Tout ce qui est beau, tout ce qui est intime, tout ce qui est noble, participe de la religion.

Elle est le centre commun où se réunissent, au-dessus de l’action du temps et de la portée du vice, toutes les idées de justice, d’amour, de liberté, de pitié, qui, dans ce monde d’un jour, composent la dignité de l’espèce humaine ; elle est la tradition permanente de tout ce qui est beau, grand et bon à travers l’avilissement et l’iniquité des siècles, la voix éternelle qui répond à la vertu dans sa langue, l’appel du présent à l’avenir, de la terre au ciel, le recours solennel de tous les opprimés dans toutes les situations, la dernière espérance de l’innocence