Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/389

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On ajournait la liberté, disait-on, jusqu’à ce que les factions se fussent calmées, mais les factions ne se calment que lorsque la liberté n’est plus ajournée. Les mesures violentes, adoptées comme dictature en attendant l’esprit public, l’empêchent de naître ; on s’agite dans un cercle vicieux ; on marque une époque qu’on est certain de ne pas atteindre, car les moyens choisis pour l’atteindre ne lui permettent pas d’arriver. La force rend de plus en plus la force nécessaire ; la colère s’accroît par la colère ; les lois se forgent comme des armes ; les codes deviennent des déclarations de guerre ; et les amis aveugles de la liberté, qui ont cru l’imposer par le despotisme, soulèvent contre eux toutes les âmes libres, et n’ont pour appuis que les plus vils flatteurs du pouvoir.

Au premier rang des ennemis que nos démagogues avaient à combattre, se trouvaient les classes qui avaient profité de l’organisation sociale abattue, et dont les privilèges, abusifs peut-être, avaient été pourtant des moyens de loisir, de perfectionnement et de lumières. Une grande indépendance de fortune est une garantie contre plusieurs genres de bassesses et de vices. La certitude de se voir respecté est un préservatif contre cette vanité inquiète et ombrageuse qui partout aperçoit l’insulte ou suppose le dédain ; passion implacable, qui se venge par le mal qu’elle fait de la douleur qu’elle éprouve. L’usage des formes douces et l’habitude des nuances ingénieuses donnent à l’âme une susceptibilité délicate, à l’esprit une rapide flexibilité.

Il fallait profiter de ces qualités précieuses ; il fallait entourer l’esprit chevaleresque de barrières qu’il ne pût franchir, mais lui laisser un noble élan dans la carrière que la nature rend commune à tous. Les Grecs épargnaient les captifs qui récitaient des vers d’Euri-