Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/437

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la vertu, de cette confiance en un désintéressement qui lui paraissait une chimère, de cet appel à une exaltation dont il ne pouvait concevoir les motifs ni la durée, et qu’il était tenté de prendre pour l’accès passager d’une maladie soudaine. Maintenant il découvre que l’égoïsme a aussi sa niaiserie, qu’il n’est pas moins ignorant sur ce qui est bon que l’honnêteté sur ce qui est mauvais ; et que, pour connaître les hommes, il ne suffit pas de les mépriser. L’espèce humaine lui devient une énigme. On parle autour de lui de générosité, de sacrifices, de dévouement. Cette langue étrangère étonne ses oreilles ; il ne sait pas négocier dans cet idiome. Il demeure immobile, consterné de sa méprise, exemple mémorable du machiavélisme dupe de sa propre corruption.

Mais que ferait cependant le peuple qu’un tel maître aurait conduit à ce terme ? Qui pourrait s’empêcher de plaindre ce peuple, s’il était naturellement doux, éclairé, sociable, susceptible de tous les sentiments délicats, de tous les courages héroïques, et qu’une fatalité déchaînée sur lui l’eût rejeté de la sorte loin des sentiers de la civilisation et de la morale ? Qu’il sentirait profondément sa propre misère ! Ses confidences intimes, ses entretiens, ses lettres, tous les épanchements qu’il croirait dérober à la surveillance, ne seraient qu’un cri de douleur.

Il interrogerait tour à tour et son chef et sa conscience.

Sa conscience lui répondrait qu’il ne suffit pas de se dire contraint pour être excusable, que ce n’est pas assez de séparer ses opinions de ses actes, de désavouer sa propre conduite et de murmurer le blâme, en coopérant aux attentats.

Son chef accuserait probablement les chances de la guerre, la fortune inconstante, la destinée capricieuse.