Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 10, 1839.djvu/408

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lieu de ligne il s’empara d’un petit cordage qui pendait encore à un des mâts. Un morceau de peau arraché à un des espars servit d’amorce, et l’appât fut jeté. Une faim extrême semblait augmenter la voracité de ces animaux. Un d’entre eux se jeta sur la proie imaginaire avec la rapidité de l’éclair. Le choc fut si subit et si violent que l’infortuné marin fut entraîné du plancher glissant où reposaient ses pieds jusque dans la mer. Cette scène se passa avec une promptitude effrayante. On n’entendit qu’un cri d’horreur lorsque le dernier regard de la victime s’arrêta sur le groupe. Le corps mutilé flotta pendant un instant, les vagues furent rougies de son sang, et l’on vit une expression d’angoisse et de terreur imprimée sur le visage de sa victime ; le moment d’ensuite, il était devenu la pâture des monstres de la mer ! Tout s’effaça, excepté la teinte rougeâtre sur la surface de l’océan. Les monstres rassasiés disparurent, mais le point sombre resta près du radeau immobile, comme pour prémunir ceux qui le montaient contre un sort aussi affreux.

— Quelle horrible vue ! dit Ludlow.

— Une voile ! s’écria l’Écumeur dont la voix, se faisant entendre dans ce moment d’horreur, ressemblait à un son descendu des cieux. — Mon brave brigantin !

— Que Dieu permette qu’il ait plus de succès que ceux qui viennent de nous quitter !

— Que Dieu le permette en effet ! Si cette espérance nous manque, il ne nous en restera plus. Peu de vaisseaux passent ici, et nous avons la preuve suffisante que notre mât de perroquet n’est pas assez haut pour attirer les regards.

Tous les yeux se tournèrent vers le nuage blanc qui était visible à l’horizon, et que l’Écumeur proclamait avec confiance être la Sorcière des Eaux. Un marin seul pouvait avoir cette certitude, car vu à la hauteur du radeau on ne pouvait guère en distinguer que l’extrémité des voiles. La direction n’était pas non plus favorable, le vaisseau était sous le vent, mais Ludlow et le contrebandier assurèrent l’un et l’autre à leurs compagnons que le bâtiment essayait d’aller contre le veut.

Les deux heures qui succédèrent parurent aussi longues que deux jours de torture. Tant de choses dépendaient de la variété des événements, que chaque circonstance était notée par les marins avec une angoisse inexprimable. Un calme plat aurait forcé le vaisseau à rester stationnaire, et le brigantin ainsi que le radeau