Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/165

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’où nous venions de sortir se serait appelé le détroit de la Crisis ; ce qui eût mieux valu après tout que le nom bâtard qu’il porte aujourd’hui, nom qui n’est ni anglais, ni portugais. Le navire s’était perdu, comme un voyageur dans une forêt, et il se retrouvait plus près de sa destination que personne n’aurait osé l’espérer. Les courants infernaux avaient été la principale cause de notre méprise, mais cette fois ils nous avaient servi au lieu de nous nuire. Quiconque s’est trouvé momentanément perdu dans une lande, dans un bois, ou même dans une ville, sait combien la tête tourne facilement en pareille occasion, et il comprendra comment nous avions pu nous tromper ainsi nous-mêmes.

Je me rapellerai toujours la sensation délicieuse que j’éprouvai en jetant les yeux autour de moi, lorsque la Crisis entra en plein Océan, à la chute du jour. Nous plongeâmes dans la vaste mer Pacifique, dont les vagues majestueuses venaient battre le rivage, hautes comme des montagnes, il est vrai, mais éclairées par un soleil radieux, sous un ciel splendide. Ce spectacle réjouissait tous les cœurs, et jamais commandement ne résonna plus agréablement à mon oreille que celui que donna gaiement le capitaine, de mettre du monde sur les bras du vent. Cet ordre fut transmis au moment convenable, et le navire écumant doubla le dernier promontoire avec la rapidité du plus agile coursier. Nous mîmes alors les bonnettes, et, au coucher du soleil, nous étions pleinement au large, avançant vers le nord avec autant de voiles que nous en pouvions porter, et heureux d’avoir si admirablement échappé au voisinage de la Terre de Feu et de ses mers orageuses.

Je ne m’arrêterai pas sur notre traversée le long des côtes occidentales de l’Amérique du Sud ; un voyage dans la mer Pacifique était, en 1800, tout autre chose que ce qu’il est aujourd’hui. La domination de l’Espagne était encore dans toute sa force, et les relations avec tout autre pays que la mère-patrie étaient sévèrement prohibées. Il y avait, il est vrai, une sorte de commerce qu’on appelait le commerce forcé avec le continent espagnol, admise en vertu de cette morale élastique qui sait accommoder à la politique moderne la maxime des voleurs de grand chemin : la bourse ou la vie. Suivant divers casuistes en honneur aujourd’hui parmi nous, surtout dans l’atmosphère des journaux des états commerçants, un peuple qui peut faire le commerce et qui ne le veut pas doit y être contraint. Au commencement du siècle, nos moralistes industriels étaient moins hardis dans l’expression de leurs sentiments, bien que leur pratique ne laissât rien à désirer aux théories modernes les plus avancées. On