Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/333

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le moment mes chagrins personnels, pour jouir du spectacle que j’avais sous les yeux.

J’aurais voulu n’avoir point de passagers. Il me semblait que c’était porter atteinte à la dignité de ma profession, et me réduire au niveau des aubergistes et des logeurs de profession. Je voulais commander un bâtiment, et non prendre des hôtes qu’on est obligé de traiter avec de certains égards, et qui, dans un sens, sont vos supérieurs. Cependant il y aurait eu de la dureté et une sorte d’inhospitalier à refuser un homme respectable qui pouvait ne pas trouver une autre occasion avant un mois, et qui avait un besoin pressant de partir. Ce fut ce qui m’arriva. Mes anciens armateurs m’amenèrent un M. Brigham, Wallace Mortimer Brigham pour lui donner tous ses noms, qui voulait aller en France avec sa femme et sa belle-sœur, pour passer de là en Italie, à cause de la santé de sa femme, qu’il croyait sensiblement altérée. C’était une famille de l’est, tout imbue de la vieille erreur des Américains, que le midi de la France et de l’Italie était un séjour beaucoup plus favorable à la santé que notre propre pays. C’était une de ces idées provinciales de l’époque qui nous étaient implantées par suite de notre état de dépendance comme colonie. Sans doute, c’est un état d’existence par lequel un peuple doit passer tout aussi nécessairement qu’un homme par l’enfance et par l’adolescence ; mais, comme disait lady Marie Wortley Montagu à son amie lady Rich : « Je vous accorde très-volontiers, ma chère, que c’est une belle chose d’avoir toujours quinze ans ; tout le monde en conviendra, c’est à merveille ; mais en vérité, en vérité, où est la nécessité d’avoir cinq ans ? »

Enfin, il me fallut prendre ces passagers, et nous n’étions pas sortis de la baie que j’avais déjà eu un échantillon de leurs caractères. C’était un commérage continuel et du plus bas aloi. Ils n’étaient jamais plus heureux qu’en parlant des affaires secrètes de leur prochain ; et comme il arrive toujours en pareil cas, les neuf dixièmes de leurs allégations ne reposaient que sur des conjectures plus ou moins hasardées, des bruits dont ils ne connaissaient pas même la source, et qu’ils ne s’étaient même pas donné la peine de vérifier. Leurs propos avaient aussi cela de particulier, qu’ils ne roulaient que sur des personnes de considération, avec lesquelles ils semblaient ainsi être intimes ; ne faisant pas attention que s’occuper des affaires des autres et les commenter continuellement, c’est avouer son infériorité ; car nous ne nous mêlons pas avec cet intérêt opiniâtre de ce qui se passe au-dessous de nous sur l’échelle sociale. Au train dont va le monde, il faut compter, pour la suppression de ce travers, beau-